[histoire ancienne] Nulle n'est prophète en son pays

. . . surtout en France !

-- A Carlos, chanteur populaire --

A mon immense confusion je n'avais pas entendu parler de Suzanne Briet (1894-1989) avant de lire le billet que danah boyd lui a consacré sur son blog la semaine dernière.

Bizarre, cet effet boomerang dans le temps et l'espace qui m'amène à relayer un hommage revenu d’outre-atlantique.

L'histoire est donc celle d'une grande dame inexplicablement oubliée chez nous, et dont les nombreux travaux ont fondé dès 1930 la démocratisation de l'accès à l'information, voyant la documentation comme un puissant outil de progrès et de partage des savoirs.

Pourquoi cet oubli ? Peut-être la dame était-elle peu carriériste ? Peu soucieuse de succès médiatiques ? Peu charismatique ?  Trop féminisante dans un milieu qui ne l’était pas encore assez (mais qui l’est peut-être too-much aujourd’hui) ?

Pourquoi cette réapparition-résurrection-réincarnation soudaine à l’ère du numérique, elle qui n'a connu essentiellement que des documents de papier  et qui s'enthousiasmait pour la modernité représentée par les microfiches ?

Déjà en 1994 pour son centenaire, c'est un universitaire américain Michael Buckland qui publie une biographie de "Madame Documentation", révisée et augmentée en 2005. Le professeur à Berkeley consacre une section entière sur son site web à la bibliothécaire parisienne.
En 2006, Ron E. Day, Laurent Martinet, et Hermina G. B. Anghelescu  publient aux Etats-Unis « What is documentation ? » traduction en anglais d'un essai écrit par Suzanne Briet en 1951. Le fichier pdf peut être téléchargé.

On trouve quand même quelques références récentes en français, à Madame Documentation  :

• Jean-Marie Salaün (Université de Montréal)
  
  • Paul Otlet et Suzanne Briet
  • Les zoos sociaux et la métaphore de l'antilope
• Olivier Ertzscheid (IUT La Roche sur Yon) - Bienvenue dans le World Life Web
• Marie-France Blanquet (Université de Bordeaux) - Madame Documentation

Une explication à cet engouement massivement américain pour une intellectuelle française serait que les théories avancées dans son essai "Qu'est-ce que la documentation ?" publié en 1951, se sont pérennisées. Aujourd'hui, les spécialistes des réseaux sociaux numériques réutilisent volontiers sa métaphore de l'antilope : l'homme serait un document comme les autres !

Une autre explication pourrait être l’américanophilie de Suzanne Briet qui avait séjourné aux Etats-Unis, y avait donné des conférences, et publié des articles directement en anglais, langue qu’elle maîtrisait parfaitement. Peut-être avait-t-elle croisé

Simone de Beauvoir et Nelson Algren à Chicago ? [i'm kidding]

Quel rapport avec moi ? J'ai fait mes études à l'INTD(*), obtenu le diplôme d'ingénieur documentaliste en 1973. Suzanne Briet a fondé l'école en 1950. C'est un peu comme si je lui devais toute ma vie professionnelle (1973-2009), c'est tout. C'est d'autant plus énorme de n'avoir jamais entendu parler d'elle jusqu'à aujourd'hui. Pas très glorieux pour une documentaliste ! Et comble du paradoxe, j'ai d'abord lu la traduction en anglais de son essai fondateur sur l’information-documentation ! Le facsimile du texte en francais peut etre consulté -->ici<--,  en attendant une future mise en ligne plus légère, qui nécessitera sans doute de ressaisir le texte original, à moins que le plus rapide ne soit  de retraduire vers le francais le livre publié aux Etats-Unis ! [i'm kidding].

Coïncidence, aujourd'hui même paraît La femme digitale d'Isabelle Juppé. J'en parlerai ici (si j'aime) ou pas (si j'aime pas), mais je ne peux m'empêcher de penser que Suzanne Briet la pionnière visionaire, aurait mérité ce beau titre fleuri.

(*) Fondé en 1951, l’Institut National des Techniques Documentaires est un des premiers instituts du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il forme chaque année 160 professionnels français de l’information. Aujourd’hui rebaptisé institut national des sciences et techniques de l’information-documentation, il conserve le sigle historique d' INTD.