Ce texte a été conçu pour être dit sur scène par deux acteurs, une femme et un homme; c’est un argument pour une chorégraphie et il a été donné comme tel il y a une décennie. Il peut cependant être lu comme une rêverie sur la passion. Ce sont peut-être des vers. Chacune des quatre parties s’efforce de décrire ce qu’il en est de l’amour selon les époques arbitrairement choisies et où le seul ordre est chronologique. Il s’agit d’une description de l’évolution du sentiment amoureux à travers les siècles, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. La déliaison décrit la lente libération du sentiment amoureux à travers quelques périodes de notre occident. Les époques sont explicitement indiquées au début de chaque « scène ».
1 (moyen-âge)
- Elle
- Souviens-toi, comme nous étions liés,
- Lui
- Écrasés au sillon, crevés des charrues, le ciel était notre seule ouverture
- Elle
- Oh oui, les nuages qui couraient à notre place, mais souviens-toi aussi de la terre, j’entends encore les pas dans le petit enclos du village qui nous était le monde,
- Lui
- Les jours assassinaient nos brèves vies, il fallait prendre vite, et les lèvres de printemps et les rayons trop fous d’été,
Car la froidure guettait, - Elle
- Mais la pierre, la pierre,
Que nous avons dressée soudain pour nous relier, nos genoux s’usèrent au pavement des chapelles à force de prières, - Lui
- Le grand manteau blanc des églises, des pierres levées aux clochers bleus,
La pierre était belle, c’est vrai, tu as raison,
Nous n’avions pas que le vain pas des labours, - Elle
- Oui, les reflets, souviens-toi, les reflets des vitraux sur ton visage,
Tu as été jeune et beau, et les statues du porche en témoignent, - Lui
- Peut-être, peut-être, mais l’audace de mes mains à pousser la charrue pour le pain,
À tirer la pierre pour l’église, oh, à quoi bon puisque l’hiver venait, - Elle
- Au jeu du souvenir les moments se confondent,
Or, souviens-toi que je mis au monde des soleils, des petits d’homme aux lèvres de vie épatantes,
Combien, combien, tant d’amour à pleines poignées, des câlins et des larmes qu’on essuie, garçons et filles,
Tellement vite morts,
Parfois aussi de grasses mains rudes grandissantes nous étaient relais du temps qui nous fracassa d’un coup de froid,
Au fond d’automne, - Lui
- Voilà, nous étions nous, et tout était contre nous, et le ciel seul
- Elle
- Justement, n’as-tu pas vu un jour de ciel bas, avant la nuit,
Tant de fois les rayons se glisser entre nuages et horizon, cascades droites, impeccables,
Qui nous furent chaque fois un signe de présence que nous avons repris
Dans les obliques de nos églises, de la terre vers le ciel, - Lui
- Peut-être,
J’ai eu mal au cal des mains, les gerçures m’ont submergé,
Si tu veux que je te montre, - Elle
- Nous sommes liés, tu le sais bien,
- Lui
- Hélas, hélas,
- Elle
- Mais cesse de t’acharner à dire que ce ne fut que glas et faux-fuyant des jours,
Tes mains crevassées étaient des montagnes pour mes yeux, la peine fut belle, - Lui
- J’ai déjà dit à peu près la même chose,
- Elle
- Oui, et je le répète,
Lui : Mais liés, nous n’avons jamais dansé, - Elle
- Tu oublies que main dans la main, nous allions couper les lauriers grinçants du violoneux,
Âmes dansantes des villages, tu les vois, dis-moi, tu les entends encore - Lui
- Le chemin vacillant aux confins des horizons, voilà ce que je vois,
La terre tremblante d’août,
Et surtout, j’entends nos terreurs de novembre où la terre ne donnait plus,
Et nos angoisses de mars où la terre ne donnait pas encore, - Elle
- Tu oublies les fêtes et les feux de St Jean,
Oh, vivre toujours dans la lumière,
Nous avons espéré en juin, je donnais aux enfants la promesse de l’aube tous les soirs, mains jointes,
Heureux survivants aux peaux fluides, - Lui
- Danser, tu disais danser, sans doute, peut-être,
Mais tous, toujours tous,
Même nos enfants, les petits survivants, étaient condamnés à la tenure, à la terre,
Aux errements fragiles des cœurs qui s’usaient à trimer, - Elle
- Avoue pourtant que les fins de moissons avaient des airs de paradis,
Que le craquant doré des chaumes augurait nos dents mordant le pain gris qui nous faisait du bien au ventre, aux bras,
Aux ciels que l’on ne craignait plus, - Lui
- Chanter, danser, je n’ai jamais appris, je n’ai pas eu le temps,
- Elle
- Tu oublies, chère voix, tu oublies,
- Lui
- Nous sommes-nous jamais aimés,
Puisqu’il faut lâcher le mot, aimer, aimer, toi, moi, - Elle
- Pas vraiment, je ne faisais pas de différence entre joindre mes mains pour prier et te serrer dans mes bras pour t’aimer,
Aimer comme ça, à cru, à vif, non, je ne comprends pas, - Lui
- Moi non plus, mais je crois deviner,
- Elle
- Deviner quoi, puisque nous étions tous, dis-moi,
- Lui
- Presque rien, ces tulles peintes au fond, regarde,
Elles sont l’écho lointain de nos misères, - Elle
- Et de nos conquêtes, bien sûr,
Nous voilà sur ces tulles mouvantes présentés à nouveau, c’est nous, - Lui
- Certes, ce n’est pas loin de nous,
Mais où sont les visages,
Ceux que nous avons porté à l’intérieur de nos imaginations, invisibles comme Dieu, - Elle
- Oh, et si visibles pourtant, le dimanche et la nuit dans nos rêves,
- Lui
- C’est cela deviner, voir par avance ce que l’on ne verra pas,
Mes enfants, où êtes-vous,
Et moi, où suis-je,
J’entends encore mes pas sur le chemin d’hiver,
Je revois mon visage aux flaques d’eau glacée où je me cherchais en vain comme sur un miroir, - Elle
- Je fus ton miroir,
Je te disais combien tu étais grand et fort,
Et je te chantais aux enfants avant qu’ils ne s’endorment,
Je les berçais de toi, de Dieu, - Lui
- Mais tu disais « danser », je me souviens des rondes, oui, c’est vrai,
Cercles enchantés que nous inventions à la lumière miroitante des saules,
À l’orée des forêts, où d’habitude nous tremblions, où nous avions tellement peur,
Lorsque nous nous y aventurions seuls et froids, - Elle
- N’oublie pas les danses,
Elles étaient cœur qui veut,
La joie venait toujours après la peine, - Lui
- Je devine ce que disent les tulles peintes,
Visions fragiles des vitraux qui furent nos seuls émerveillements, - Elle
- Nous avons peu vécu,
- Lui
- Savons-nous même si nous avons vécu,
- Elle
- Viens, délions-nous pour mieux nous rapprocher des autres
(Ils délient leurs liens et reculent vers les danseurs) - Lui
- Venez amis, dansez pour nous,
Et chantez avec vos corps ce que nous avons deviné, - Elle
- Oui, chantez avec vos corps,
Puisque nous n’avons pas su dire les mots, - Lui
- Soyez nouvelle présence de l’ancien, de nous,
- Elle
- Vous êtes vivants, vous, aimez-nous, aimez-nous,
- Lui
- Aimez-nous, merci, merci,
- Elle
- Venez, merci,
- Lui
- Tout cela est-il bien réel,
Puisque je fus si bref au monde, - Elle
- Oui, mais quel éblouissement,
Laisse faire la destinée et les danseurs,
Allez, viens,
Merci d’avoir été, venez, danseurs, - Lui
- Merci d’avoir été, venez, danseurs,
- Elle
- Adieu,
- Lui
- Adieu