Les Remarques sur les couleurs (R.O.C.), un des derniers ouvrages de Ludwig Wittgenstein, n'est pas un livre d'un abord très aisé, voire même difficile et essentiellement opaque, posant la question de la relativité des couleurs et de leur 'langage'. Si vous ne vous sentez pas d'attaque pour l'étudier sérieusement et en faire l'exégèse, vous pouvez en faire l'économie en vous rendant à la galerie Templon avant le 18 février pour y voir la vidéo R.O.C. (40 plus one) de l'artiste portugais Juliao Sarmento, dans son exposition Quelques jeux interdits. Je suis à peu près certain que vous écouterez (et/ou lirez en sous-titre) avec la plus grande attention les premières quarante propositions de l'ouvrage de Wittgenstein, ainsi que la 53ème.
Vous les entendrez, dans un anglais excellent teinté d'un léger accent portugais, mais non sans quelques hésitations, bredouillements et maladresses, de la bouche d'Ana Filipa Cardoso qui les déchiffre sur un prompteur invisible; la 53ème seule étant lue sur une feuille de papier, ensuite froissée et jetée à terre. À terre, elle rejoint les habits de la jeune femme qui, tout en lisant le texte de Wittgenstein, s'est peu à peu dénudée, ôtant avec une mesure et une rigueur analytiques vêtements (et bijoux), un à un, les pliant soigneusement, les empilant méticuleusement à terre, dans un rite inexorable dont rien ne vient la distraire, cependant qu'elle égrène, sans paraître vraiment les comprendre, mais avec une sorte de rage froide et distante, les maximes wittgensteiniennes. Dans le décor pastel du Palais Pombal, elle finit assise, nue, jambes et bras croisés, nous fixant sans expression, simple vecteur, rétenteur d'attention qui a rempli son rôle et peut disparaître maintenant que nous sommes devenus disciples du maître.
Sans doute la femme chez Sarmento n'est-elle qu'élusive, insaisissable : ses tableaux (voir en bas), d'un blanc gris à peine orné de quelques
motifs aux couleurs primaires, la représentent évanescente, sans tête, simple silhouette à demi effacée, entourée de textes, de couvertures de livres, de dessins d'architecture, de fragments érotisés et de photos pixellisées. Une des salles de la galerie est occupée par la pièce White Exit : une femme (nue ?) vient de quitter la salle, allant vers un espace noir que nous apercevons par l'entrebâillement de la porte : d'elle nous ne verrons qu'un mollet gracieux, une cheville fine, un pied léger; d'elle ne restera qu'un verre de lait sur un plateau au sol. Inconnue inatteignable, c'est une des femmes de Sarmento, de celles qu'on ne connaît jamais, de celles qui ne se laissent pas enfermer, définir, comprendre : "le sujet est ce qui n'est pas là." Une histoire dont nous ne saurons rien, que nous pouvons inventer à notre guise, un espace neutre, en creux.J'espérais beaucoup de l'exposition Chiharu Shiota dans l'autre espace de la galerie Templon, après avoir été fasciné par ses oeuvres à la Maison Rouge, où
la magie venait des traces du vivant, des robes empesées emprisonnées dans les rets de fil noir. Ici, à part une petite vitrine avec une robe dans un coin, les fils noirs n'enferment que du vide, quatre ampoules électriques censées représenter les battements d'un coeur : la jungle reste impénétrable, mais son trésor n'est plus, le fantasme a disparu pour n'être plus qu'effarement, ça ne marche plus aussi bien.Photos de l'auteur.