Une revue de lecture de Violence et ordres sociaux, de Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast.
Un article de Oasis Kodila Tedika, publié en collaboration avec Unmondelibre.org
La proposition centrale de l’ouvrage est : quelque soit l’époque, les hommes sont mus par la volonté de vouloir réguler la violence, c’est-à-dire stabiliser l’ordre social. Les institutions (règles du jeu ainsi que les modèles d’interaction qui régissent et contraignent les relations entre individus), les organisations (ensemble d’individus coordonnant leur action en vue d’un objectif commun ou individuel) et les croyances constituent les éléments ad hoc du mode de stabilisation de cet ordre. Du reste, pour convaincre, les trois auteurs s’imposent visiblement une discipline : déployer leur argument en s’appuyant tant sur la théorie que sur les faits historiques.
Le livre s’étend sur sept chapitres. Le premier est celui où ils expliquent les concepts clés. Une taxinomie qui va guider tout le livre y est posée : il y a d’une part un ordre social d’accès fermé (OSAF) ou « État naturel » et de l’autre, un ordre social ouvert (OSO). Le premier se démarque par un fond plus identitaire ou personnel. On cherche à savoir « qui est qui et qui connaît qui ? ». Ce genre de questions « forment le socle de l’organisation sociale et circonscrivent les interactions individuelles, en particulier les relations entre puissants. Dans cet ordre, la capacité à former des organisations est très limitée ». Or, dans l’ordre social d’accès ouvert, on constate un développement économique et politique ; une économie enregistrant beaucoup plus de croissance positive; une société civile diversifiée et vigoureuse, avec une capacité illimitée à créer des organisations pérennes ; un État plus étendu et plus décentralisé et un tissu social impersonnel plus important, porté par l’état de droit, des droits de propriété protégés, une justice efficace et une égalité de traitement.
L’OSAF est la règle dans l’histoire humaine et est encore largement dominant. Selon les auteurs, « on peut faire remonter [son] émergence à cinq ou dix millénaires » (p.14). Alors que les OSO constituent une nouveauté au regard de l’histoire, car ils n’ont commencé à apparaître en Occident qu’au 19ème siècle. Et, on n’en compte pas plus de 30 (pays) aujourd’hui.
Les chapitres deuxième et troisième sont consacrés au premier modèle social. Les auteurs reviennent sur l’OSAF. Les auteurs se servent de l’héritage historique du droit foncier anglais pour étayer leur thèse de l’état naturel. La distribution du pouvoir économique et du pouvoir politique assure l’équilibre social au sein des élites dominantes par l’organisation de leurs relations. Selon le principe de division du travail et de spécialisation, les élites de la coalition dominante distribuent le pouvoir économique, pourvu que cela dissuade la violence. Parce que les rentes ou privilèges peuvent s’éroder, la hiérarchie élitaire ferme l’accès aux différents secteurs de la société. La concurrence tant politique qu’économique est ainsi combattue.
Caractérisé par un certain dynamisme, bien que stable, les états naturels sont instables. En effet, aucune coalition dominante n’est permanente, car les sociétés sont exposées aux chocs et bouleversements imprévisibles, susceptibles de déstabiliser les relations internes.
Le chapitre quatrième explique en détails l’OSO. La logique de cet ordre d’accès est celle de la concurrence tant politique qu’économique. Paradoxalement, ces « sociétés mettent au service du système politique des organisations militaires et politiques puissantes et centralisées. » En dépit de ce fait, les institutions et incitations ne permettent guère un détournement privé du pouvoir de l’armée au détriment de qui que ce soit. Le contrôle de la politique est en principe accessible à tout le monde. Sur un mode impersonnel, ancré notamment par des organisations pérennes et des droit de propriété sécurisés, garantissant ainsi une crédibilité des engagements, le marché reste accessible de manière égalitaire. Et « l’ouverture de l’accès à des organisations économiques permet l’ouverture de l’accès à la sphère politique et réciproquement. L’ouverture de l’accès à la sphère économique génère des organisations diverses et variées, qui sont autant d’agents du processus de destruction créatrice [élément central de cet ordre d’accès] », dixit les auteurs.
La compétition ou la flexibilité de cet ordre d’accès lui garantit une société d’abondance, mais surtout l’efficience ou efficacité adaptative, qui constitue une condition permanente dans laquelle une société modifie sans cesse ses institutions, ou en crée de nouvelles, au fur et à mesure que des problèmes se présentent.
Les chapitres cinquième et sixième abordent la problématique de ce que les auteurs qualifient de « conditions liminaires », conditions qui, dans un état naturel, permettent d’aller vers des relations élitaires impersonnelles, et de la transition de l’état naturel à l’ordre d’accès ouvert. Ils dénombrent trois conditions liminaires : état de droit pour les élites ; pérennité des organisations élitaires publiques et privées, dont l’État lui-même ; et centralisation du contrôle politique sur l’armée. Néanmoins, ils reconnaissent que ces conditions liminaires « sont des conditions nécessaires mais non suffisantes pour opérer la transition d’un Etat naturel à un ordre social d’accès ouvert. Les États qui satisfont aux conditions liminaires peuvent être incités à étendre la citoyenneté garantie par les institutions de l’état de droit, mais les conditions liminaires ne garantissent nullement le succès de la transition. Rien n’empêche que les États en situation liminaire échouent à accomplir la transition, voire régressent vers l’état naturel » (p.290).
La transition de l’OSAF à l’OAO s’effectue en deux temps : les relations personnelles au sein de la coalition dominante doivent devenir impersonnelles et s’étendre à l’ensemble de la population. En second temps, « les élites ouvrent davantage l’accès au sein de la coalition dominante, entérinent cetteouverture par des réformes institutionnelles, puis étendent l’accès aux droits à la citoyenneté à une portion plus large de la population (p.291). » « Aussi le renforcement des capacités de l’Etat, s’ajoutant aux conditions liminaires et à la transition, est-il décisif pour assujettir l’Etat à la loi » (p.380).
Le dernier chapitre propose un agenda de recherche. Les auteurs reconnaissent d’abord humblement que leur cadre est insuffisant, donc critiquable et susceptible d’être étouffé. Ils estiment qu’on ferait œuvre utile si on cherchait l’origine des différents systèmes de croyances, leur flexibilité et ses interactions avec les organisations et les institutions; fournissait des études de cas en appliquant ce cadre; construisait une théorie de l’Etat, où les théories économique et politique convergent; approfondissait les questions liées à la violence, aux institutions, aux organisations, etc.
Que retenir de ce livre ? La transition est un processus long et complexe. Les Etats naturels ne sont pas malades. Ils suivent leur logique propre, en dépit du fait qu’ils résistent moins bien aux chocs que les ordres d’accès ouvert. Et tant que les sociétés n’auront pas atteint le seuil d’une transition, il ne suffira pas de transplanter les institutions de l’ordre d’accès ouvert pour induire le développement économique des Etats naturels : il faut tenir compte de la situation locale.
Une revue par Oasis Kodila Tedika de l’ouvrage de Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R.Weingast, Violence and Social Orders, A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History, Cambridge University Press, 2009) et en français : Violence et ordres sociaux, Ed. Gallimard, 2010).
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