L'article de Jean-Pierre Bourcier sur le cachet des compagnons charpentiers du Devoir de Liberté de Buenos-Aires (voir l'article) a suscité ma curiosité. Il y est question de J.D. Boucher, auteur de savantes épures conçues selon une méthode particulière. J'avais posté un commentaire pour recueillir des informations biographiques sur ce compagnon expatrié en Argentine et notre ami Bordelais la Constance y a relevé quelques inexactitudes.
L'occasion est donc venue de faire le point sur ce dont on dispose en fait d'éléments biographiques, ce qui, par ailleurs, sera sans doute de nature à intéresser Francine Perrin dans le cadre de ses recherches sur les compagnons partis en Amérique du sud (voir l'avis de recherche).
Portrait de J.-D. Boucher
Partons pour commencer de la notice qui m'a en partie induit en erreur lors de la rédaction de mon commentaire. Elle figure dans le Dictionnaire du Compagnonnage, de François ICHER (Ed. du Borrégo, 1992). Voici ce qui figure à l'entrée BOUCHER
Suite:
"Compagnon Tailleur de pierre qui, à la fin du siècle dernier, fut l'appareilleur du Grand-Palais à Paris. (...) L'histoire du Compagnonnage retiendra également l'existence d'un autre Boucher qui fut Compagnon Charpentier du Devoir de Liberté. Elève de P.F. Guillon, J. D. Boucher (né en 1836) fréquenta l'école de Trait de Romanèche-Thorins de 1874 à 1876. Plus connu des siens sous le nom symbolique de Lamarche le Soutien de Salomon, il fut également professeur de Trait de Charpente à Paris. Comme beaucoup d'Indiens, il partit travailler en Amérique du Sud où son talent et son caractère firent de lui l'architecte en chef de la ville de Buenos Aires. La Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment, par l'intermédiaire de la société des Compagnons Charpentiers des Devoirs, a réédité, en 1986, son premier carnet d'épures réalisé à Buenos Aires en 1890."
Voyons à présent ce qu'écrivait Raoul VERGEZ dans son essai Les Illuminés de l'art royal ; 8 siècles de Compagnonnage (Ed. Julliard, 1976), p. 216 :
"Millon (Eugène Milon, Guépin le Soutien de Salomon, C.C.D.D.D.L. qui fut l'un des chefs de chantier de la tour Eiffel) s'exila dix ans en Argentine et inaugura l'Université ouvrière française à Buenos Aires, créée par Pierre Marie Boucher, qui devait fournir au continent américain de fameux architectes, ingénieurs et techniciens, qui devinrent célèbres outre-Atlantique." Vergez reparle de lui p. 236 : "Millon, qui construisit et leva la tour Eiffel (...) et aussi de très nombreux ouvrages en Argentine où il retrouva un autre Compagnon de haute qualité qui devint l'architecte en chef de la ville de Buenos Aires. (...) Boucher, architecte de la ville de Buenos Aires, se consacra à cette science (le trait) qui demeurait valable au XIXe siècle, comme elle avait pu galvaniser les premiers appareilleurs du XIIe siècle. Boucher, La Brie, l'ami du Trait, fut donc le grand réformateur du Trait. (...) En Argentine, au Paraguay, les Indiens furent d'extraordinaires pionniers. C'est Boucher La Brie l'ami du Trait qui urbanisa Montevideo, puis devint architecte municipal à la mairie de Buenos Aires emmenant avec lui dans les pays tout neufs de l'Amérique du Sud, des ouvriers français remarquables..."
Si l'on fait la synthèse de ces informations, on retient que Boucher n'est pas désigné sous le même nom de compagnon : Lamarche le Soutien de Salomon (Icher) et La Brie l'Ami du Trait (Vergez) et que son prénom est soit "J.-D." soit "Pierre-Marie", voire "Jean-Dominique", selon une source que je n'ai pu retrouver, mais à laquelle je me suis fié imprudemment.
C'est finalement Antoine MOLES, dans son Histoire des charpentiers (Gründ, 1949), qui nous renseigne davantage. Page 314, il reproduit une construction de Boucher (fig. 429) et la légende ainsi : "Asile des Mendiants à Buenos-Aires (Argentine) : pigeonnier en charpente, avec pieds de pente déversés se moisant et ne laissant aucun vide au centre, oeuvre remarquable comme virtuosité de "l'Art du Trait.", réalisée par le célèbre compagnon J.-D. Boucher."
Et page 394, il donne la biographie de notre compagnon :
"J.-D. BOUCHER, né à Lizy-sur-Ourcq (S.-et-M.) en 1836, décédé à Buenos-Aires en 1911, reçu Compagnon en 1856.
Professeur distingué, donne des concours annuels pour encourager l'enseignement du "trait", président d'honneur de la Société des Compagnons du Devoir de Liberté, il sut porter au-delà des mers le génie de la charpenterie française.
Par un labeur acharné, il devint architecte municipal de la ville de Buenos-Aires et cette ville lui doit de nombreuses réalisations. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le "trait" de charpente, dont certains n'ont jamais été édités. Ainsi que d'un ouvrage intitulé Epures sur la construction des courbes et le développement de la circonférence, volume actuellement introuvable d'une valeur considérable.
Le Compagnon Pasquier, qui s'y connaît et s'honore d'avoir été son élève pendant trois années, résume en quelques mots la valeur extraordinaire du grand maître que fut J.-D. Boucher :
Ses travaux sur le Trait, dit-il, ont renouvelé cette science. Il s'est écarté du trait classique, et a créé des méthodes dont l'exactitude est la base même. Dans ses épures, plus d'empirisme, pas d'à peu près, pas d'escamotage, qui ont certes leur place dans la pratique de l'exécution des travaux, mais des démonstrations nettes, claires, rationnelles ayant la rigueur mathématique désirable.
Si on le compare à d'autres auteurs ou maîtres de "Trait", on est convaincu qu'il est et restera pour longtemps celui qui a poussé l'étude du trait à un degré jusqu'ici inconnu."
Notre ami Jean-Pierre Bourcier, "qui s'y connaît", lui aussi, partage entièrement ce point de vue et considère qu'il va au-delà de Mazerolle et Delataille. Signalons que l'une des créations de Boucher figure sur le net. Il existe en effet sur Youtube une vidéo intitulée "treteau de Buenos Aires 1.avi", légendée : "vue en 3D du principe de conception du tréteau de Buenos-Aires élaboré par le compagnon charpentier J.-D. Boucher au dix-neuvième siècle."
Revenons à la biographie de Boucher. La notice de Moles, si elle nous donne enfin ses dates et lieu de naissance et de décès, ainsi que celle de sa réception, ne nous indique toujours pas son prénom ni son nom de compagnon. Ecartons d'emblée le prénom de "Victor" attribué par l'Indien Henri Roche à notre charpentier, dans Les Compagnons en France et en Europe, tome IV, p. 123. Il a dû confondre Boucher avec Victor Auclair.
Vérifions donc ce qu'il en est de sa naissance. Comme je l'indiquai dans le commentaire à l'article de J.-P. Bourcier, j'ai bien trouvé mention à Lizy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne) de BOUCHER Joseph Denis, né le 23 septembre 1836. Les initiales J.-D. ne sont donc pas celles de Jean Dominique mais de Joseph-Denis. Cela justifie donc le surnom mentionné par Vergez : La Brie l'Ami du Trait (le département de Seine-et-Marne étant situé dans la province de la Brie). Pour sa part, Moles légende la photo de Boucher (page 290) : Briard l'Ami du Trait, mais, selon Bordelais la Constance, c'est bien La Brie l'Ami du Trait.
Les états de recensement des habitants de Lizy permettent de connaître ses parents. Le père se prénommait Pierre Denis Cyr ; il était âgé de 25 ans en 1836, date à laquelle il semble s'établir à Lizy ; il était l' époux d' Alexandrine Augustine Chapelle, 19 ans. Pierre Denis Boucher était charpentier. Outre le fils Joseph Denis (en fait prénommé Denis sur les états de recensement), la famille comprenait aussi Louis Alexandre, né en 1838 et Maria, née en 1843. Ils habitaient rue des Moulins à Lizy. En 1851, les deux fils, de 15 et 13 ans, sont mentionnés comme "ouvriers charpentiers" et il n'est pas étonnant que leur père ait prénommé l'aîné Joseph, le saint patron de son métier.
Nous en étions là lorsque M. Christian Boucher, arrière-arrière-petit-fils de J.-D. Boucher, posta son commentaire sur le cachet des Indiens de Buenos-Aires. Grâce à lui, nous avons appris que le sang des charpentiers coulait depuis plusieurs générations dans les veines des Boucher. Exerçaient ce métier son père Pierre Denis Cyr (1807-1879), son grand-père Jacques Joseph (1765-1833), son arrière-grand-père Jean François (1732-1781) et le père de ce dernier, Jean Boucher (1689-1770). Avant Pierre Denis, ils étaient établis à Crouy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne).
Par ailleurs, toujours grâce à M. Ch. Boucher, nous avons appris que notre compagnon charpentier épousa à Paris, le 10 février 1863, Anne Virginie Leschevin, dont il eut un fils, Louis Denis (1865-1919), qui devint peintre et sculpteur. Mais ni l'épouse ni le fils n'accompagnèrent Joseph Denis en Argentine, où, si l'on croit notre correspondant, il aurait eu une autre descendance.
Enfin, notre ami Bordelais la Constance m'a indiqué que Boucher avait été reçu compagnon à Paris le 1er novembre 1853 (pour la Toussaint), ce qui est en discordance avec Moles qui indique 1856.
Pour compléter cette biographie, on signalera que Joseph Denis Boucher était franc-maçon, comme beaucoup d'Indiens. A la fin de l'introduction à son Premier carnet d'épures, il fait suivre ses qualités du nombre 18 suivi de trois points en triangle, ce qui signifie qu'il était titulaire du dix-huitième degré du rite écossais, celui de Rose + Croix.
Des précisions sur la vie de Joseph Denis Boucher, ainsi que sur ses écrits, seraient les bienvenues. Quelqu'un en sait-il davantage sur ce grand théoricien du trait de charpente ? Des photos, des anecdotes, la localisation de ses ouvrages dans des bibliothèques publiques, des monuments construits en Argentine sous sa direction ?
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)