PIERRE-HUGUES BOISVENU: LE DROIT À SA CORDE. John Stuart Mill et le principe de liberté

Publié le 05 février 2012 par Jlaberge
Plusieurs ont déchiré leur chemise devant la déclaration incendiaire du sénateur Pierre-Huges Boisvenu : «Moi je dis toujours dans le fond : il faudrait que chaque assassin ait le droit à sa corde. Il décidera de sa vie.» Avec un gouvernement conservateur majoritaire, il fallait s’attendre un jour à entendre de pareils propos qui firent dresser les oreilles et le cheveux à la grande majorité des «libéraux» - au sens large, philosophique du terme – que nous sommes. Nombreux furent ceux et celles qui menacèrent Pierre-Hugues Boisvenu de poursuite en justice invoquant l’article 241 du Code criminel.
Le tollé s’explique en grande partie par nos convictions «libérales», plus prégnantes ici au Québec qu’ailleurs au Canada. Beaucoup de Québécois n’ont pas cru les larmes de crocodile qui perlaient sur les joues du sénateur après qu’il eut fait son mea culpa. En un sens, en effet, le sénateur Boisvenu ne s’excuse pas d’être en faveur, comme l’est la vaste majorité de conservateurs, de la peine de mort «dans certains cas». C’est cette dernière partie qui paraît particulièrement odieux à plusieurs : dans quels cas, au juste? Et au nom de quoi et de qui?
Quoi qu’il en soit, bon nombre réclament la tête du sénateur. Il ne faut toutefois pas oublier que nous sommes en démocratie de sorte que, même si les opinions de nos adversaires nous révulsent, il faut les respecter. À cet égard, le philosophe britannique libéral, John Stuart Mill (1806-1873), soutenait que même si une vaste majorité d’entre nous croit avoir raison et qu’une seule personne pense le contraire, il est de notre devoir de ne pas museler cette personne, et de chercher avec elle la vérité sur le sujet controversé. Donc, Mill ne condamnerait pas le sénateur Boivenu. En effet, ce dernier est parfaitement dans son droit d’exprimer ses opinions même si elles indisposent une majorité d’entre nous, du moins ici au Québec.
Mill se plaisait à reprendre la boutade qu’un juge adressa un jour à un accusé : «Votre liberté de donner un poing sur le nez de la victime s’arrête là où commence son nez.» Dans De la liberté (1859), Mill énonce le principe de liberté qu’il défend dans son essai.
«… la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante…. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même, son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. » ( John Stuart Mill, De la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 39-40.)
Aux yeux de Mill, la déclaration du sénateur Boivenu, qui fait couler beaucoup d’encre, fait implicitement appel au principe de liberté de Mill. Si j’ai raison, alors le sénateur Boisvenu, ainsi que le parti conservateur, dont il est le porte-parole en matière de justice, adhère parfaitement à la pensée libérale de Mill. Ainsi, aux yeux de Mill-Boivenu, ce n’est pas à l’État qu’il revient de donner la mort à un criminel, mais au criminel lui-même. Avec Mill-Boivenu, on ne peut pas plus être partisan du libéralisme dans sa version individualiste triomphante.
Certains songeront ici au mouvement libertarien ou néo-conservatiste qui voit dans l’intervention gouvernementale la source de tous les maux, de telle sorte que seul un gouvernement minimal assurant la protection des droits individuels, au lieu du bien-être commun, s’avère légitime. Toutefois, Mill n’est pas du tout l’adepte de l’idée selon laquelle tous les citoyens possèdent des droits individuels inaliénables. «Avoir un droit, écrit-il dans l’Utilitarisme, c’est avoir quelque chose dont la société doit garantir la possession, en vue de l’utilité générale.» En somme, pour Mill, avoir un droit, c’est assurer la sécurité personnelle et, donc, le bien-être de chacun. L’idée que nous possédons des droits dans l’absolu, indépendamment de leur utilité en vue du bien-être commun, est une pure illusion selon Mill. Aussi, Mill fonde son principe de liberté énoncé précédemment sur la base de l’utilité générale.
Boisvenu est-il libertarien ou utilitariste comme Mill? La question reste posée. Toutefois, il paraît assez clair que Boisvenu souscrit au principe de liberté de Mill. Or, aussi raisonnable que paraisse le principe en question, il présente de sérieuses failles. La principale étant qu’il paraît difficile, voire impossible, de distinguer nettement les actions qui n’ont d’impact que sur nous-mêmes de celles qui en ont sur les autres. Dans les beaux jours où sévissaient le tabagisme, personne ne se doutait que la cigarette était la cause principale du cancer du poumon; aujourd’hui, nous savons qu’un fumeur sur deux développera la terrible maladie. Néanmoins, le principe de Mill n’interdit pas la cigarette puisque c’est là le libre choix du fumeur. Toutefois, nous savons aujourd’hui que la fumée secondaire fait, comme on dit, des dommages collatéraux chez les non-fumeurs de sorte que le tabagisme est désormais interdit dans les lieux publics. De plus, nous avons le droit de circuler en toute liberté sur les routes du Québec, mais nous devons être conscients qu’ainsi nous contribuons aux bouleversements climatiques de toute la planète.
Actuellement, les Québécois se demandent s’il faut légaliser le suicide-assisté. Depuis deux ans, la Commission sur le droit de mourir dans la dignité, sous la présidence du député Geoffrey Kelley, circule au Québec; un rapport est attendu sous peu. Évidemment, le partisan du principe de liberté de Mill brandira le dit principe afin de légaliser la pratique du suicide-assisté.
Cela étant posé, revenons au propos incendiaire du sénateur Boisvenu. Que recommandait-t-il au juste au-delà de ces mots brutaux, maladroits, qu’il a d’ailleurs retirés par la suite? L’extension du principe de liberté de Mill au cas des criminels. Tous les criminels? Le sénateur évoquait le cas des meurtriers en série qui ne ressortent jamais de prison.
Personnellement, je m’oppose à l’extension du principe de Mill comme le souhaite Pierre-Hugues Boisvenu, tout simplement parce que le principe de Mill est confronté à de très sérieuses failles que j’ai à peine effleuré. Prima facie, le principe paraît parfaitement raisonnable, de sorte qu’il naît spontanément dans notre désire d’être bon libéral, c’est-à-dire d’être une personne «ouverte». «Fais ce que tu veux, pourvu que ça ne dérange pas les autres!». Qui voudrait être contre cette maxime libérale? Pierre-Hugues Boisvenu l’endosse radicalement, et c’est en quoi il a bien tort.