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Avec l’islamisation, l’Algérie glisse vers la prohibition officieuse. Les fermetures de bars s’accélèrent, les points de vente se raréfient, reléguant la consommation d’alcool sur le bord des routes. Seules la Kabylie et l’Oranie résistent.
Plus aucun bar n’existe à Constantine. Ni à Chlef, Tlemcen, Batna ou Boumerdès. A Sétif, il n’en reste plus que deux. A Alger, réputée autrefois pour ses nombreux bistrots, une quinzaine seulement subsiste. Le 23 janvier, deux des plus vieux estaminets bien connus dans la capitale algérienne, la Butte et la Toison d’or, ont baissé leur rideau. Les uns après les autres, les bars vendant de l’alcool ferment, les points de vente se raréfient. L’Algérie glisse vers la prohibition.
«Nous sommes à l’agonie, assure Tahar, l’un des plus importants grossistes d’alcool. Je suis dans le milieu depuis des années et je ne vois plus d’avenir.» «On va aller vers la disparition de tout ça», constate tristement Mohammed Delabeche, responsable des ventes chez un importateur d’alcool, en désignant quelques troquets algérois encore ouverts. A l’extérieur, aucune enseigne, aucune publicité ne permet plus de les distinguer. Commencé en 2005, le mouvement de fermeture s’intensifie. Seules la Kabylie et l’Oranie résistent. Dans les autres régions, le vide se fait et les gérants de «VL», les échoppes de vins et liqueurs, redoutent que le couperet préfectoral les concerne à leur tour. «Pour moi, c’est un stress quotidien», confie l’un d’eux situé à Aïn Bénian, à 40 km d’Alger.
«Qu’on arrête cette campagne et que l’on définisse des règles claires!» s’indigne Ali Hamani, président de l’Association des producteurs algériens de boissons (APAB), qui s’attend, à l’approche des élections législatives prévues au mois de mai, à une «pression supplémentaire». «Les jours de vote, explique-t-il, on évite même les transports.»
En contrepartie de cet état des lieux, les réseaux clandestins de vente se multiplient. Rien qu’à Jijel, à 300 km environ à l’est d’Alger, une trentaine ont été recensés. Les débits de boisson étant souvent contraints de fermer dès 20 heures, ces réseaux prennent le relais à bord de véhicules-bars ambulants, ou, plus rarement, à domicile. La vente est furtive, les boissons sont dissimulées dans des sacs opaques, mais les rassemblements sont bien visibles et font mauvais genre. Dans la région de Sétif, un vendeur à la sauvette fait ainsi le tour des clients avec sa fourgonnette et son téléphone portable. Car la consommation, elle, ne baisse pas: elle reste stable, voire progresse même un peu.
En moyenne, selon l’APAB, les Algériens consomment 1,1 million d’hectolitres de bière par an, 500 000 hectolitres de vin, et 80 000 à 100 000 hectolitres de spiritueux. «Ces chiffres nous placent loin derrière le Maroc et représentent la moitié de ce que consomment les Tunisiens», relativise Ali Hamani. La fermeture des bars a généré de nouvelles habitudes. Dès le milieu de l’après-midi, le long des routes, des voitures s’arrêtent et leurs occupants boivent leur bière à même le capot. Sur les bas-côtés, des milliers de canettes en aluminium, non récupérées, sont ainsi laissées à l’abandon. «Si ça continue, cela va devenir un problème de santé publique», soupire un distributeur. «Les gens ont appris à boire comme ça, à la sauvette. Ils ne cherchent même plus à aller dans les bars», affirme Mohammed Delabeche.
Pour les professionnels de la filière, cette «attitude anti-alcool» a commencé en 2006 avec une «note» du Ministère du commerce, dirigé depuis par un représentant du parti islamiste le Mouvement de la société pour la paix (MSP), ex-Hamas. Le texte a imposé aux débits de boisson de se mettre en conformité avec les règles de sécurité et de renouveler chaque année leur inscription sur le registre de commerce. Beaucoup ont alors perdu leur agrément, sans espoir de le récupérer. D’autres ont préféré se transformer en fast-food. Les courriers sans réponse s’entassent sur les bureaux des wallis (préfets) dont dépendent les autorisations. Dans les quartiers, des pétitions populaires de résidents protestant contre les nuisances que généreraient les bars ont fait le reste.
«Il faut bien reconnaître qu’il y a une progression de l’islamisation de la société», note Meriem Bellil-Medjoubi, secrétaire générale de l’APAB. «Tous les subterfuges sont utilisés, la population, les pétitions, et nos courriers aux autorités publiques restent sans réponse, contrairement aux autres secteurs de l’agroalimentaire», déplore Ali Hamani.
Interrogé sur cette question, le président du MSP, Boguerra Soltani, ministre d’Etat sans portefeuille, répond sans ambiguïté: «La préoccupation majeure du gouvernement, c’est la disponibilité des denrées alimentaires», dit-il, en réfutant l’existence d’un texte. «Au MSP, il est clair que la consommation d’alcool est prohibée, non par l’interdiction mais par l’éducation, poursuit-il. Nous sommes convaincus que les Algériens préfèrent boire du Coca-Cola ou du Pepsi plutôt que de l’alcool. Et puis, en Algérie, l’élevage et la consommation de porcs sont interdits et personne n’y trouve rien à redire.»
Tahar, le grossiste, se souvient des années 1990 où, paradoxalement, la guerre civile entre les islamistes et le pouvoir avait suscité une attitude contraire des autorités. «Pendant le terrorisme, les flics protégeaient les points de vente et nous incitaient même à rester ouverts jusqu’à 23 heures. C’était une forme de résistance. Aujourd’hui, c’est l’inverse», relève-t-il.
L’Etat conserve une entreprise publique qui produit du vin, l’Office national de commercialisation des produits vitivinicoles (ONCV). Mais toutes les brasseries ont été cédées au secteur privé, attirant au début des groupes étrangers, comme le français Castel. Le nombre d’emplois à la clé, 3000 salariés selon l’APAB, reste cependant modeste. «Personne, aucune filière, ne peut faire pression sur les autorités car tout l’argent vient du pétrole et non d’un secteur économique, se désespère un importateur. Et avec les prochaines élections, cela ne va pas s’arranger.»
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