Je me souviens d’avoir accueilli avec une certaine réserve le premier volet de la trilogie de Peter Jackson Le seigneur des anneaux. Mon jugement, largement nuancé depuis, était même assez négatif. De nombreux détails du film me posaient un problème, que je ne vais pas énumérer ici. Mais il en est un que je continue de trouver rédhibitoire pour tout amateur du monde de Tolkien : la représentation des Elfes.
J’avais à l’époque de la sortie du film une théorie que, si je n’avais pas peur de réécrire mes souvenirs, je qualifierais de militante. Pour moi, les Elfes auraient dû être représentés à l’écran par des femmes. J’y voyais la seule issue visuelle à l’énigmatique étrangeté de ce peuple de fiction, dont la principale caractéristique me semblait de ne pas paraître tout à fait autre sans jamais cependant pouvoir se confondre avec les hommes. En bref, j’étais une partisane de l’androgynie assumée. Inutile de dire qu’à ce niveau au moins, le film de Peter Jackson m’a déçue. Où était l’ambiguïté indispensable ?
C’est un peu pour cette raison que j’ai eu envie aujourd’hui d’évoquer un film plus récent (et probablement moins réussi) que je viens de (re)voir hélas en dvd. Il s’agit de Constantine, l’adaptation du comics américain de même nom qui met en scène un chasseur de démons en butte à quelques problèmes de santé et à la perspective assez désagréable de terminer son existence en enfer, une fois que la mort l’aura saisi. Parmi toutes les productions de ce type que j’ai vues jusqu’ici, Constantine est l’une des plus abouties. Bien sûr, il s’agit d’un film dit de genre, et en tant que tel, il obéit à un certain nombre de figures imposées qui encadrent étroitement sa narration. Mais c’est précisément pour ces contraintes assumées que je me délecte de ces séries B bancales et bien souvent kitsch. Constantine est largement au-dessus de la moyenne à la fois en ce qui concerne les effets spéciaux que du point de vue de l’histoire elle-même. Pour faire bref, disons que nous avons affaire à un homme tout à fait homme, mais qui possède la faculté de percevoir les démons en action sur notre pauvre terre. Son travail, si l’on peut dire, est de veiller à ce que ces démons, libres de chercher à influencer chacun d’entre nous, n’interviennent pas directement dans les affaires humaines. Évidemment, les démons étant ce qu’ils sont, ils ne peuvent pas s’empêcher d'essayer. Les anges eux-mêmes, oui, ces bons vieux anges censés garder nos âmes, ne résistent pas toujours à la tentation. Et voilà notre héros plongé dans un combat qui le dépasse, durant lequel il doit tout à la fois sauver une jeune médium, empêcher le mal de triompher et peut-être, peut-être seulement, gagner sa rédemption. Rien que de très classique, n’est-ce-pas ? Pire même, nous avons là le superbe cliché de la lutte entre le bien et le mal, avec l’homme au centre de la bataille. Il existe, je pense, un certain paysage du mal à l’américaine, une image d’Épinal issue directement de notre Moyen-Age européen et qui fait écho de manière inconsciente à notre propre culture judéo-chrétienne mal digérée. Mais Constantine ne se contente pas de recycler des clichés. A mon sens, il réussit à les transformer en archétypes, ce qui est après tout la moindre des choses pour un récit qui prétend faire de nous, hommes, l’enjeu du combat immémorial entre Dieu et Satan.
Et comme tout film de genre, il a la modestie de faire confiance au visuel quand il s’agit de nous embarquer dans cette histoire simpliste. Les exemples de cette foi presque naïve dans la force de l’image sont légion tout au long du calvaire de John Constantine, et plusieurs mériteraient qu’on s’y arrête. Mais ce qui m’a le plus intéressée, dans le film, c’est indéniablement le choix de confier le rôle de l’ange Gabriel à une femme. Oh, pas n’importe quelle femme, bien sûr : l’actrice qui a hérité de ce défi n’est autre que Tilda Swinton. Et c’est ici que j’en reviens à cette ambiguïté vainement recherchée dans l’adaptation de Peter Jackson. Constantine met en scène des démons, et un ange. Une femme , donc, puisqu’à l’écran le spectateur ne peut pas avoir le moindre doute sur le sexe de l’actrice. Mais une femme habillée en homme, costume-cravate de rigueur (exactement comme les démons d’ailleurs, il doit y avoir un code vestimentaire assez strict dans l’au-delà). Une femme, habillée en homme, et qui est en fait un ange. Cela aurait pu être ridicule, c’est tout simplement superbe. Visuellement superbe. La première apparition de Gabriel à l’écran nous signifie d’emblée sa nature extra-humaine, littéralement autre, qui lui permet d’être à la fois humaine et ange, hybride telle qu’elle est qualifiée dans le film, définitivement d’un autre monde et pourtant à notre image. Il n’est pas question d’androgynie, non, nous allons plus loin dans la transgression cette fois : Gabriel n’est pas une femme. Elle n’est pas un homme non plus. Elle n’est même pas les deux à la fois. Elle est simplement à mi-chemin des humains et de Dieu. Et le réalisateur Francis Lawrence a trouvé la manière la plus adéquate de nous représenter cet état en devenir, ce moment de l’évolution de la nature humaine figée entre ciel et terre, par la simple décision d’incarner physiquement un être qui justement n’est plus réel. Il a eu, me semble-t-il, l’audace que n’a pas manifestée Peter Jackson. Une fois encore, il a fait confiance à l’image, à la force de l’image sans discours, et c’est là toute la qualité de son film. En voyant Constantine, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qu’aurait pu être la trilogie du Seigneur des Anneaux si P. Jackson avait eu, tout bêtement, la naïveté de croire à ce qu’il filmait. Car au final, nous héritons avec ses films d’un discours assené, souligné à outrance et qui choisit toujours l’image la plus contrôlée comme seule et unique représentation possible. Ce n’est pas cela, le cinéma, ce n’est pas cela, le Seigneur des anneaux. Constantine, au contraire, traduit visuellement un propos qui n’est du coup jamais dit, parce qu’il n’a plus besoin de l’être. Et le film le fait avec une inventivité qui dépasse de loin le simple exemple de Gabriel. Alors même si les deux œuvres ne sont de fait pas comparables, même si nous avons d’un côté une trilogie proprement titanesque et de l’autre une simple série B sans ambition, j’en reste à mon idée première : au cinéma comme en littérature, rien ne vaut l’ambiguïté.