Malgré un trafic de passagers en forte hausse, les compagnies aériennes indiennes sont dans le rouge. Leurs pertes pourraient s’aggraver cette année.
Paru dans l’hebdomadaire Air & Cosmos le 20 janvier.
2012 sera cruciale pour les compagnies aériennes indiennes. Sur l’exercice 2011-2012 qui clôture le 31 mars, elles devraient perdre 2,5 à 3 milliards de dollars selon le Centre for Asia Pacific Aviation (CAPA). A elle seule, la compagnie publique Air India accusera un déficit de 2 milliards de dollars et cherche à lever 8 milliards de dollars auprès des banques. Kingfisher est en situation de quasi-faillite. Fondée en 2003, cette compagnie privée n’a jamais été rentable et affiche 1,3 milliards de dollars de dette.
Le secteur aérien indien est dans une situation paradoxale. Son marché est l’un des plus dynamiques du monde puisque la croissance du trafic domestique (en revenu passager kilomètre) devrait atteindre 9,8 % par an d’ici 2030. Sur l’exercice 2010-2011, le trafic de passagers pour les vols intérieurs a augmenté de 19 %. Afin de répondre à la demande en sièges, Airbus estime que l’Inde devra acheter un millier d’avions neufs de plus de 100 places d’ici 2030. La classe moyenne urbaine, de plus en plus nombreuse, préfère voyager par les airs dans ce pays six fois plus grand que la France où le réseau routier est chaotique.
Low-cost. Attirées par ce marché à priori prometteur, quatre compagnies ont vu le jour entre 2003 et 2006 : Kingfisher, puis SpiceJet, Go Air et enfin IndiGo. Les nouveaux entrants ont mis fin au monopole de Jet Airways et d’Air India. Pour contrer cette concurrence, Air India a choisi de pratiquer des prix trop bas. « Air India perd 25 à 30 dollars chaque fois qu’elle vend un billet sur un vol domestique, estime Kapil Kaul, directeur du Centre for Aviation à Delhi. Contrairement aux autres, elle peut se le permettre. Elle bénéfice du soutien financier de l’Etat. » Kingfisher, Jet Airways, SpiceJet et Go Air ont suivi, affichant toutes des résultats financiers semblables : une hausse du chiffre d’affaires couplée à des pertes financières. Seule IndiGo est rentable. Conséquence de ces baisses tarifaires, le low-cost détient 70 % de parts de marché sur les vols intérieurs en Inde, contre 40 % en Europe.
Une refonte des politiques tarifaires permettrait de limiter les pertes. Mais la mesure sera difficile à appliquer. En matière de prix, Air India a peu de marges de manœuvre. « Si elle devait couvrir ses coûts d’exploitation, elle fixerait des prix trop élevés et perdrait toute compétitivité, détaille Kapil Kaul. De quoi précipiter la faillite de l’entreprise qui souffre déjà d’une mauvaise image auprès de la clientèle. On lui reproche son manque de ponctualité et un service à bord médiocre. Le cas d’Air India est très sensible politiquement. L’Etat ne peut pas placer l’entreprise en faillite car c’est un symbole national. Et elle emploie 28 000 salariés.
Réglementation. Pour sortir le secteur de la crise, l’Etat doit revoir sa politique règlementaire qui favorise Air India. Une compagnie aérienne privée est obligée attendre 5 ans avant d’obtenir l’autorisation du ministère de l’aviation civile de voler à l’international. Et la plupart des routes vers l’étranger sont sous-utilisées parce que le gouvernement refuse d’accorder des autorisations de vol au secteur privé pour protéger Air India. Les compagnies sont ainsi bridées dans leur développement pendant que leurs concurrents, en particulier Emirates, Qatar Airways et Etihad Airways, transportent les passagers indiens depuis l’Europe et les Etats-Unis via Dubaï, Doha et Abu Dhabi. Sans oublier Turkish Airlines qui commence à concurrencer ses homologues indiens pour les vols vers l’Europe.
Les compagnies aériennes souffrent d’un régime fiscal très lourd. Le kérosène est jusqu’à 60 % plus cher que dans certains pays à cause de la taxe sur le carburant. La Federation of Indian airlines estime que Dubaï propose un kérosène 25 % moins cher. Pire, en 2011, le dollar s’est apprécié de 17 % par rapport à la roupie indienne, faisant flamber la facture pétrolière. Sur l’exercice 2010-2011, les dépenses de carburant ont représenté 54 % des coûts de fonctionnement de SpiceJet et 36 % de ceux de Jet Airways. Rappelons que l’Inde est une fédération où chaque états impose une fiscalité différente, ce qui complique toute réforme. L’Etat du Tamil Nadu, dans le Sud, lève une taxe équivalente à 29 % du prix du kérosène. A Hyderabad, elle atteint 20 %. Mais les compagnies aériennes ont aussi la charge de financer le développement des aéroports. En 2005, l’Inde a lancé un plan de modernisation de ses infrastructures aéroportuaires (encadré). Les compagnies indiennes en payent le prix en s’acquittant de taxes d’aéroport qui représentent 20 % du prix du billet.
Pénurie de main d’oeuvre. Pour revenir à l’équilibre, Kingfisher va abandonner le low-cost cette année. A l’inverse, Jet Airways et SpiceJet vont continuer sur ce segment. « Nous nous adaptons à la demande. Notre clientèle veut des prix bas et des avions à l’heure, indique Sudheer Raghavan, le directeur commercial de Jet Airways. Nous pensons pouvoir réduire nos coûts d’exploitation et renouer avec les bénéfices. » Jet Airways a placé cinq Boeing 777 en leasing auprès de Thai Airways et devrait poursuivre cette stratégie. Elle n’est pas la seule à le faire. « C’est une pratique courante en Inde, explique Kapil Kaul. Le principe consiste à acheter un nombre important d’avions neufs en obtenant une réduction sur le prix, puis de les louer au tarif fort. » De son côté, le gouvernement pourrait autoriser les compagnies étrangères à entrer au capital des compagnies jusqu’à 49 %.
Le prix du kérosène restera élevé à court terme et l’aviation commerciale indienne devra faire face à une pénurie de main d’œuvre dans les années à venir. Les premiers effets se font déjà sentir. Avec la hausse du trafic passager et du nombre d’avions, certaines compagnies comme Jet Airways recrutent des pilotes étrangers faute de trouver du personnel en Inde, ce qui tire les salaires vers le haut. Enfin, la croissance économique pourrait tomber entre 6 et 7 % en 2012 alors que le gouvernement tablait sur 9 % il y a un an. Ce ralentissement pèsera sur le trafic et risque d’amplifier les pertes.
Emmanuel Derville, à New Delhi
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