Voilà bien longtemps que Aliénor n'avait pas pris la plume... Quelle honte de faire ainsi lanterner sa nouvelle amie ! Heureusement, elle a enfin réussi à trouver un peu de temps dans sa vie trépidante et à s'assoir calmement à sa table pour lui donner les dernières nouvelles... Et Dieu sait qu'elle en a, des évènements à raconter !
Très chère Eugénie,
Le temps passe et passe, et me voilà rouge de honte devant ma feuille. Moi qui osais solliciter votre amitié il y a quelques mois suis la dernière des méchantes. Votre lettre de début septembre m’avait ravie, tant par votre style enjoué que par la lecture de vos péripéties, et ce n’est qu’aujourd’hui que je m'attèle à y répondre… J’ai bien commencé une lettre pour vous il y a quelques temps, mais fus interrompue par mille occupations et n’ai ensuite pas trouvé le temps de m’installer calmement à mon écritoire, et de me consacrer toute à vous.
Ce sera chose faite aujourd’hui. En ce vilain mois de janvier, le vent souffle fort sur les arbres du parc dont les plus hautes branches semblent vouloir s’envoler, et dont les branches des niveaux inférieurs raclent furieusement le sol. La pluie frappe violemment les carreaux et j’ai dû mettre quelques bûches supplémentaires dans le feu pour ne pas finir la journée totalement frigorifiée ! Je viens de me servir un thé, que j’adore tout particulièrement et qu’un ami de mon oncle ramena directement d’un voyage en Orient. Il s’appelle le Lapsang souchong, et c’est un thé noir produit dans la province du Fujian en Chine. Il dégage une saveur fumée assez prononcée, du fait que ses feuilles ont été placées sur un feu d’épicéa ou de cyprès. Je m’en régale. Mes chats (vous avais-je dit que j’ai deux chats ?) me tiennent compagnie sur la bergère placée à coté de mon fauteuil, ronronnant de temps à autre quand je m’adresse à eux. La maisonnée est calme puisque tous sont partis vaquer à leurs occupations. Me voici donc, toute à vous pour quelques heures.
Par où commencer ? Me voilà bien fautive et embêtée de ne pas vous avoir répondu plus tôt ! J’ai maintenant tant de choses à vous dire que je ne sais pas par quel bout démêler l’écheveau… Ah, je suis bien punie ! Enfin, punie n’est pas le mot exact, puisque vous écrire est tout sauf une punition, et me rend au contraire bien heureuse. Je ne sais d’où me vient cet élan que j’éprouve pour vous, alors que nous ne nous connaissons pas encore. Mais je sens, je sais que lorsque nous nous rencontrerons, ce que j’espère être dans un avenir prochain, nous nous reconnaîtrons et nous aimerons sans détour. Mon frère dit que je suis une folle romantique… mais si cela me plaît, à moi ?
Tout d’abord, je voudrais savoir si la Comtesse de Mervent a bien reçu l’envoi qui lui fut fait avec les ouvrages cédés par mon père. Comme prévu, il lui a transmis l'encyclopédie en dix volumes de la faune et la flore des pays méditerranéens de Paul-Mathieu Bergerac de Cluny, qu’elle désirait acquérir, et qui fut à l’origine de votre première missive.
Il a joint également, et ce comme cadeau entre passionnés de botanique, le Dictionnaire raisonné universel des plantes, arbres et arbustes de la France, en 4 volumes de Pierre-Joseph Buchoz, qui fut un de ses amis, bien qu’un peu plus âgé que lui. C’était un médecin et botaniste lorrain qui travailla toute sa vie pour compiler les informations que renferme cet ouvrage, qui contient la description, je cite : « de tous les végétaux du Royaume, considérés relativement à l'agriculture, au jardinage, aux arts et métiers, à l'économie domestique et champêtre, à la médecine des hommes et des animaux ». Les plantes y sont présentées et décrites dans l'ordre alphabétique de leurs noms dans les volumes 1 et 2, puis en fonction de la classification botanique utilisée dans la « Flora Gallica dans le volume 3 et le 4ème volume se referme sur une compilation de listes de plantes observées dans différentes localités françaises. C’est un ouvrage qui est fort intéressant et devrait plaire à la Comtesse.
Dans la malle se trouvait également un autre dictionnaire consacré uniquement aux plantes « utiles pour aliments et boissons », qui est tout à fait original et passionnant !
Mon père me charge de m’enquérir auprès de la Comtesse, ce que je fais par votre intermédiaire, de savoir si elle connaît, ne serait-ce que de réputation Antoine-Laurent de Jussieu. C’est un homme fort âgé maintenant, il doit avoir je pense près de 80 ans, sa santé est bien vacillante, et il souffre de troubles de la vue qui le handicapent grandement au quotidien. Mais mon père eut l’heur de le rencontrer plusieurs fois, puisque ce passionné de botanique est natif de Lyon, ville comme vous le savez toute proche de La Valette. Il suppléa quelques temps Lemonnier dans sa chaire de botanique au Jardin du Roi, et fut nommé en 1777 démonstrateur à la place de son oncle et admis en 1773 à l'Académie des sciences. C’est lui qui publia en 1789 le Genera Plantarum secundum ordines naturales disposita, livre admirable parait-il (je vous avoue ne pas en avoir lu une ligne !). Si la Comtesse désire le rencontrer (il faudrait alors qu’elle envisage le voyage jusqu’à Lyon, mais il me semble selon votre dernier courrier que cette femme n’a pas froid aux yeux et qu’un voyage, même inconfortable et fatigant, ne lui fait pas peur ! D’autant plus que là, vous ne seriez pas à dos de mule ! Ah ! Suis-je vilaine, je me moque ! Je reviendrai plus tard sur le sujet !), bref, je reprends mon fil, si la Comtesse désire le rencontrer, mon père pourrait servir d’intermédiaire et lui organiser une entrevue. Et si le voyage s’avère trop compliqué, il peut au moins présenter Madame la Comtesse pour qu’elle puisse engager une correspondance. En effet, le vieil homme a une réputation déjà bien établie et au vu de son grand âge, aurait tendance à refuser tout nouveau contact sans entremise préalable.
Il en est de même pour Augustin Pyrame de Candolle. Bien moins âgé puisque je pense qu’il effleure à peine la cinquantaine, il est également un botaniste renommé en Suisse (peu éloignée de notre fief familial). Il a travaillé sur le système naturel des végétaux, et je crois, si j’ai bien compris toutes les explications paternelles, créé la morphologie des plantes à fleurs. Mon père et lui sont bons amis et comme pour Monsieur de Jussieu, il se propose d’introduire la Comtesse.
Voilà pour la botanique ! Ah non, pas tout à fait, puisque me revient en mémoire le récit de votre voyage dans les hauteurs provençales. Vous décrivez de façon tout à fait pittoresque le paysage et je me suis surprise, en fermant les yeux, à me retrouver à vos cotés sur une mule, admirant de concert avec vous la campagne environnante et humant les senteurs de thym, de laurier, d’origan ou de romarin… Malgré l’inconfort, cela dut être fort beau.
J’ai frémi à l’idée que vous auriez pu vous tuer en tombant dans un ravin ! Mon Dieu, que vous avez dû avoir peur ! Mais en relisant votre lettre (ce que j’ai fait plusieurs fois tant c’est un plaisir de suivre vos aventures et de me délecter de votre style alerte), j’ai fini par bien rire de cette vilaine aventure. Vous dites avoir été sauvée par une fleur, mais il semble que ce soit pourtant votre méchant marquis de Blaze qui soit à l’origine de votre survie. Certes, il vous a plaquée au sol et vous a écrasée de son poids, ce qui dût être bien désagréable au vu de ce que vous narrez du personnage, mais songez que vous auriez pu dévaler à jamais les pentes et ne jamais revenir – ou en bien mauvais état ! Qu’il soit hautain et méprisant est bien dommage puisqu’étant le neveu de votre protectrice, vous serez sans doute amenée à le rencontrer en de bien nombreuses occasions, mais enfin, je crois que vous lui devez malgré tout des remerciements un peu plus pressés que cette colère que vous affichâtes ! (même s’il n’est point besoin d’alexandrins !). Pardonnez ma franchise, mais honnêtement, l’indignité ne fut pas bien grande, votre honneur n’a pas été entaché et ce n’est pas une poitrine masculine, aussi velue soit-elle, qui devrait vous mettre dans un tel état ! Je m’étonne même qu’en un tel moment de frayeur, vous ayez été à même de reconnaître le parfum de ce monsieur et la texture de sa pilosité… Seriez-vous donc plus coquine que vous ne voulez bien le laisser paraître ?
Mais je me moque… C’est cela avec les amies, ne croyez-vous pas ? Je me permets de vous faire part de mes impressions parce que je vous aime déjà, lointaine amie épistolaire ! Bon, quoi qu’il en soit, le vilain marquis (aux poils qui sentent bon !) va épouser sa donzelle, dont figurez-vous j’ai entendu parler déjà par une mienne cousine. Enfin, au vu du retard que j’ai pris pour vous répondre, les tourtereaux doivent déjà avoir scellé leur union, très probablement ! Il parait que cette jeune Chanceuil est tout à fait superficielle, bête à manger du foin, ne se préoccupant que de ses tenues, de l’apparat des dîners donnés par ses parents pour tenter de la bien marier, et qu’elle est en plus de tout cela très désagréable de caractère. J’ai ouï dire qu’elle était affublée d’un nez long et plutôt disgracieux, qu’elle a une fâcheuse tendance à fourrer partout, et surtout dans les affaires qui ne la regardent en rien…
On m’appelle, je vous quitte un instant !
A plus tard. Votre amie Aliénor.