La Commission européenne a interdit la fusion entre Nyse Euronext et Deutsche Börse, au nom de la protection de la concurrence. Qu’en penser en tant que libéral?
Un article de Philippe Jaunet, juriste en droit public.
Place de la Bourse (Paris)
Après des années de discussions aussi âpres que stériles, les directions respectives de Nyse Euronext et Deutsche Börse ont accepté, il y a tout juste un an, de s’accorder sur une question pourtant indispensable aux yeux de ceux qui appellent de leurs vœux une meilleure coordination des marchés financiers européens, à savoir : leur fusion en une entité commune, seule à même de renforcer la compétitivité des places financières du Vieux Continent.
Malheureusement, la Commission européenne a porté un coup fatal à ce projet en refusant de le valider, le 1er février dernier.
Si cette décision était prévisible pour les spécialistes, force est de constater qu’elle a semé la consternation parmi les milieux d’affaires et les chroniqueurs économiques, qui n’ont eu de cesse de dénoncer la « myopie bruxelloise » [1].
Cette affaire est selon nous l’occasion de rappeler que, contrairement à ce que certains essaient généralement de faire croire, notre univers, que d’aucuns qualifient d’« ultralibéral » l’est en définitive bien peu. Car derrière la notion, désincarnée, de marché se trouvent des hommes qui, loin d’être libres [2], sont soumis à diverses réglementations qui constituent ce que la doctrine appelle, non sans pudeur, des régulations sectorielles. Certaines sont évidemment justifiées ; d’autres, beaucoup moins. On en a un bon exemple avec le contrôle des concentrations qui ne correspond aucunement en une police des marchés dès lors qu’il ne s’agit pas, ici, de sanctionner un comportement répréhensible, mais bien de soumettre à approbation un projet de fusion ou d’acquisition. En cela, il s’agit d’une autorisation administrative préalable comparable aux privilèges octroyés sous l’Ancien Régime [3].
S’il est toutefois aisé de voir dans la décision du commissaire européen à la concurrence, Joaquin Almunia, une énième illustration de cette confiance toute prométhéenne qu’ont les politiques dans leurs propres lumières pour contrôler, et si besoin, « réorganiser » l’économie, il ne faut pas, ici, se tromper d’ennemi.
En l’occurrence, ce n’est pas l’Etat qui entrave, au nom d’un « intérêt général » par lui défini, le libre jeu des forces du marché, mais une institution non étatique – la Commission européenne – qui, drapée dans les oripeaux du libéralisme économique, affirme agir en faveur du marché, et en son nom. Et c’est là que les libéraux ont un mot à dire : pour refuser de compromettre le libéralisme authentique avec une politique qui, quoique d’inspiration libérale, s’avère aussi naïve que contre-productive. Loin d’être une réglementation administrative ordinaire, le droit de la concurrence – dont est issu le contrôle des concentrations – constitue en effet la traduction, sur le plan du droit, des principaux concepts de l’économie néoclassique, l’objectif poursuivi étant de rendre le marché conforme à cet idéal-type qu’est la « concurrence pure et parfaite ». En guise d’exemple, on peut constater que le respect du critère de polycité – en vertu duquel un marché, pour être concurrentiel, doit se composer d’un grand nombre de compétiteurs – implique que soient limités les regroupements entre entreprises qui, par là même, sont amenés à réduire la concurrence. Bien qu’il ait été porté, dans les années 50, par le courant structuraliste, l’antitrust n’est, au fond, qu’une application concrète des théories néoclassiques – ce qui explique d’ailleurs pourquoi les membres de l’école de Chicago, s’ils savent se faire entendre lorsqu’il s’agit de « déréglementer » l’économie, se font relativement discrets sur la question de l’antitrust. La raison est aisée à comprendre : dans les faits, l’application de ces règles implique d’avoir recours à une multitude de « spécialistes » qui feront usage des meilleurs outils de l’analyse économique moderne – tels qu’ils sont du moins enseignés dans les plus prestigieuses universités anglo-saxonnes – afin de déterminer l’étendue du marché pertinent (relevant market) dans le cadre duquel interviennent les entreprises qui font l’objet d’un contrôle. Ce n’est qu’après la réalisation de ces études de marchés que l’autorité de contrôle vérifiera – à l’aide, cette fois, d’études économétriques qui empruntent autant à la théorie des jeux qu’aux modélisations chères aux disciples d’Arrow-Debreu –, si la constitution d’un opérateur en situation de position dominante ne serait pas de nature à générer des distorsions de concurrence. En d’autres termes, nous ne sommes pas face à des fonctionnaires faisant une application tatillonne de la loi, mais à des économistes de renom ayant recours à des outils incontestés (bien que contestables), à l’instar du fameux indice de Herfindhal-Hirschman auquel se référent expressément les lignes directrices applicables en matière de concentrations.
Alors, on aura beau rappeler (avec raison) que l’économie néoclassique n’est, au mieux, qu’une interprétation grossière des idées libérales[4], ou que de nombreux libéraux se revendiquant de l’école autrichienne ont démontré l’inanité des politiques antitrust [5], le fait est que ces travaux n’ont en tout état de cause jamais permis de renverser les « canons » de l’économie néoclassique. La preuve : personne ne critique (ni ne critiquera) la légitimité de la décision rendue à l’encontre de Nyse Euronext / Deutsche Börse [6], seule étant remise en cause la méthode employée, avec un maître-mot : plus d’économie, encore et toujours !
Mais même s’il était démontré que l’analyse économique néoclassique n’est pas la voie à suivre, rien ne changerait car les services de la DG Concurrence pourraient toujours rétorquer qu’ils agissent au nom du marché, en démantelant un ancien monopole public.
Il est vrai que l’image peut paraître osée, tant la Bourse véhicule l’idée d’une structure 100 % privée, fonctionnant selon la seule loi de l’offre et de la demande. Faut-il pourtant le rappeler ? Jusqu’à une date récente, la Bourse était conçue comme les routes, les canaux et la plupart des infrastructures d’intérêt général, c’est-à-dire comme une entité qui, par-delà son appartenance à une personne privée ou publique, obéit à un régime juridique spécifique, destiné à assurer sa neutralité dans le processus économique [7].
Ce modèle réglementé, fondé sur un accès libre et non-discriminatoire à tous ceux qui souhaitent avoir recours à ses services, et qu’aucun libéral n’aurait jamais pensé à libéraliser !, a pourtant été fermement contesté par les autorités européennes qui y ont vu rien moins qu’un… monopole. Et le pire de tous : un monopole public, le caractère réglementé du marché financier ayant été analysé comme une « barrière » à l’entrée au marché, empêchant le développement d’une concurrence effective.
La directive de libéralisation des marchés financiers du 21 avril 2004, transposée en droit français par la loi n° 2007-212 du 20 février 2007, a donc modifié les règles du jeu – une réforme qui va apparemment dans le bon sens, en ce qu’elle facilite l’émergence d’une pluralité de structures alternatives, les multilateral trading facilities, censées répondre aux besoins de certains opérateurs spécifiques. Mais il faut bien comprendre que l’Europe ne voulait pas tant libéraliser la Bourse, en permettant à ces opérateurs de créer de nouveaux systèmes d’échanges financiers, que de réorganiser le système en vigueur, en scindant les entités existantes. Comment, dans ces conditions, penser un seul instant que l’Europe aurait pu admettre une fusion entre les deux plus grosses structures boursières européennes, projet qui va à l’encontre des réformes menées dans le secteur depuis dix ans ?
C’est donc encore une fois au nom du libéralisme économique – ou du moins, son interprétation naïve, entendue comme une politique de déréglementation et de démantèlement des « monopoles » publics – que la Commission pénalise nos entreprises.
La leçon à en tirer ? Elle est triple.
D’abord, réaffirmer, à la suite de l’école autrichienne, que ce n’est pas le monopole qui est nuisible, mais la suppression de concurrence, un monopole pouvant être justifié en termes d’efficacité et de performance. Car qui oserait contester que, dans un univers de plus en plus mondialisé, où les intervenants sont issus d’univers différents, il importe que certaines données présentent les mêmes caractéristiques essentielles, ne serait-ce que pour faciliter les échanges ? S’il veut donc se développer, le marché doit nécessairement passer par l’une de ces deux alternatives : ou bien un système concurrentiel, soumis à une réglementation publique stricte (définissant les caractéristiques essentielles du réseau) ; ou bien un marché libre où, par souci de simplification, un opérateur efficace, bénéficiant d’importantes économies d’échelle, va inéluctablement se constituer en monopole, sans que la qualité du service rendu ne soit impactée (la liberté d’accès au marché permettant toujours à des structures alternatives de rencontrer le succès, par leurs propres mérites).
Ensuite, intégrer le fait que, plus que jamais, la liberté de gestion des entreprises est bafouée, au détriment de l’attractivité de notre territoire qui devrait pourtant être le seul impératif de nos dirigeants. Avec la mise en place d’une taxe Tobin, il n’y avait pas meilleur moyen d’inciter les entreprises du CAC 40 à rejoindre la City londonienne… au plus grand profit des banques qui se trouvent justement être derrière les marchés dérivés et autres dark pools, que l’Union européenne entend protéger des « abus » que seraient potentiellement amenés à réaliser les bourses traditionnelles, si elles s’associaient !
Enfin, rappeler, en dépit de toutes les critiques, que si l’économie a besoin de liberté, elle peut largement se passer de l’aide des pouvoirs publics, y compris – et surtout – lorsque ces derniers prétendent agir en son nom.
Notes
(1) François Vidal, Les Echos, 27 janvier 2012. Il est intéressant de relever que la presse fait état des mêmes critiques, depuis que la Cour de justice européenne a consacré le principe d’un contrôle des concentrations (CJCE, 21 février 1973, Continental Can, aff. 6/72), l’affaire la plus controversée étant sans doute le refus, par le commissaire de l’époque Mario Monti, du projet de fusion Schneider/Legrand. Rappelons simplement que la justice a remis en cause la décision de la Commission (TPI 22 octobre 2002, Schneider/Legrand, aff. T 310/01), ce qui aurait du conduire à valider la fusion. Or, dans la mesure où le temps des juges n’est pas celui des affaires, le projet n’eut jamais lieu… et Schneider, dépassé par les événements, n’a été indemnisé que pour une part minime de son préjudice, au terme d’un jugement tout à fait contestable (CJCE, 16 juillet 2009, Commission c/ Schneider Electric, aff. n° C-440/07 P).
(2) Il va de soi que les firmes multinationales sont, toutes proportions gardées, plus « libres » que les PME et les agriculteurs, qui eux n’ont les moyens ni de pratiquer du lobbying pour défendre leurs intérêts, ni d’intégrer les contraintes réglementaires sectorielles qui leur sont imposées (normes environnementales, spécifications techniques, obligations de sécurité… quand ce n’est pas la simple déduction de la TVA ou la rédaction d’un CDD dérogatoire). Pour autant, ce n’est pas parce qu’une société dispose d’une assise financière suffisante, qu’il est « normal » de la forcer à dilapider l’argent de ses actionnaires, pour faire face à des réglementations aussi inutiles que coûteuses.
(3) Sous l’Ancien Régime, seules les sociétés de personnes (comme la commandite) étaient susceptibles d’être créées par voie contractuelle ; les sociétés de capitaux, elles, devaient faire l’objet d’un assentiment spécial du souverain, pour pouvoir être constituées et / ou lever des fonds : une loi spéciale, ou privata lex, d’où est dérivé l’actuel terme de privilège. En cela, le contrôle des concentrations – qui nous semble plus être une régression qu’une avancée en terme de droit – bafoue ouvertement les principes constitutifs de l’ordre économique capitaliste, fondé sur la liberté d’entreprendre et sur la responsabilité individuelle, qui en est le corollaire indispensable. Car s’il revient à l’Etat de sanctionner ceux qui méconnaissent la loi, il ne saurait s’arroger le droit de choisir ceux qu’il estime être dignes d’accéder au marché !
(4) Ce n’est pas l’objet du présent billet d’humeur, que de revenir sur cette question, pourtant fondamentale. Voir toutefois, pour une telle analyse : Gérard Dréan, Qu’est-ce que le libéralisme ?, disponible sur Catallaxia.
(5) Si l’on excepte Robert Bork, qui était juriste, les seuls auteurs à avoir combattu les soubassements du droit antitrust relèvent de l’école autrichienne, à savoir : Hayek, qui a pris conscience du problème lorsqu’il enseigna à Freiburg-en-Brisgau, au contact des ordo-libéraux qui, eux, y étaient favorables (on pense ici à Walter Eucken et Franz Böhm), et bien sûr Rothbard. Le problème de ces ouvrages tient, justement, au fait qu’ils restent par trop « philosophiques » quant aux exemples évoqués. Ainsi, la critique autrichienne a-t-elle eu moins d’impact que le livre de Bork : The Antitrust Paradox. A Policy at War With Itself (New York, Basic Books, 1978) qui, lui, en restait au niveau des faits, en démontrant l’incohérence de certains raisonnements, tels qu’ils ont été réellement mis en œuvre dans la pratique. Seul Dominick T. Armentano perpétue aujourd’hui ce combat, mais lui aussi en reste à un degré d’analyse abstrait, en affirmant d’emblée que le droit de la concurrence est contraire au « droit naturel ». Ce faisant, il ne combat pas chaque raisonnement pris individuellement, ce qui est contestable en droit américain, où tout est affaire d’espèces.
(6) Par exemple, François Vidal, dans l’article précité, dit qu’il faut « mettre le référentiel de la toute-puissante DG Comp au diapason d’une économie mondialisée, en abandonnant enfin le dogme du marché pertinent limité aux frontières européennes. » Non seulement, en terme de parts de marché, cela n’aurait rien changé, mais l’on en revient toujours à des questions de spécialistes – ici, la détermination du marché pertinent –, et non à une remise en cause du contrôle, en tant que tel. Du reste, il faut bien prendre garde de ne pas vanter le modèle américain qui serait, nous dit-on, plus « réaliste » que le modèle européen. L’apport de l’école de Chicago (qui, sous Reagan, a modifié en profondeur l’antitrust) est fortement remis en cause depuis quelques années, et si les services US ont dit accepter le projet de fusion (s’il avait été validé par les services européens) c’est sous réserve d’engagements, c’est-à-dire, sous réserve que Nyse Euronext et Deutsche Börse cèdent leur participation dans le capital de Liffe et Eurex et ne les revendent – à bas prix – à leurs concurrents. Comment ne pas voir, là encore, que sous couvert de technicité, le contrôle des concentrations renvoie, outre-atlantique, à une forme de protectionnisme larvé ?
(7) NYSE Euronext est une « entreprise de marché » chargée d’assurer la supervision du marché réglementé, auquel elle s’identifie (C. mon. fin., art. L. 421-2). Elle se distingue des systèmes alternatifs qui, s’ils respectent un contenu minimal d’exigences, s’organisent librement (C. mon. fin., art. L. 424-2). Comment considérer, de ce fait, qu’un opérateur intervenant sur un marché régulé puisse abuser de sa puissance de domination sur des entreprises alternatives qui, par définition, interviennent sur un secteur dont l’objet même est de se différencier du marché régulé ? Le raisonnement de la Commission consiste donc bien en une restriction de liberté de l’opérateur historique, à qui il est demandé de céder ses actifs sur les marchés dérivés, alors que le risque d’abus est nul, s’agissant, encore une fois, de deux marchés différents dans leur raison d’être !