« Pour faire « ciel », un poème doit être muni de qualités spéciales, mal calculables. »
(Premier entretien)
Matthieu Gosztola : – Dans la Nouvelle Revue Française de janvier 2010 (n° 592), dans une de vos « Rimbiennes », vous écrivez : « Le poème est un ciel. Le dernier ciel possible. Mieux toi-même que / toi-même Il fixe selon des nécessités propres ce qui / ne peut être oublié ». Mais le poème est ciel parce qu’il resplendit dans une forme sans forme, tandis que vos poèmes, souffles taillés, entaillés, restituent la lueur justement par leur précision, extrême…
Jean-Paul Michel : – Un ciel ? – Ce qui est au-dessus de nous, dans l'ordre des faits de pensée non moins que dans la vie la plus immédiate, vers quoi nous levons, très physiquement, les yeux. Son éclat nous donne un monde. Ce n'est pas la moindre des grâces qui nous soit faite que le ruissellement de cette lumière tombée de haut. Elle anime les peuples, les nourrit, les réchauffe, donne à l'excès cette manne de joie sans condition (notre antique état de « Fils du Soleil ») sans laquelle peut-être aucune créature n'aurait jamais souri. Le ciel nocturne a fourni leurs premiers repères aux nomades, aux bergers, aux marins. Disposerions-nous d'une figure qui mérite notre confiance ? Une orientation devient possible. Surgissement, éclat, horizon, ébauches d'une vie désirable, puissance d'inclination, qualité d'appui, chaleur : – on peut attendre cela du poème.
Pour les ciels du poème, j'ai le souvenir d'avoir voulu leur « formalité », puisque toute inscription consiste en ce dépôt d'une trace persistante, lisible par un autre (on en attend qu'elle résiste avec fermeté à la dissolution) « sans formalisme » (sans soumettre le poème à des formes qui lui préexisteraient dans un ciel antérieur), un poème vivant inventant les formes qu'il lui faut, exactement.
Pour faire « ciel », un poème doit être muni de propriétés spéciales, mal calculables – dont peuvent donner idée les grandes œuvres restées actives. La poursuite ardente de ces propriétés est ce à quoi l'on connaît un auteur. La mise en mouvement moderne de toutes les formes des arts – Goya, Rimbaud, l'impressionnisme, les Fauves, Cézanne, Picasso, Matisse, etc... est l'image même de ce désir vigoureux d'œuvres qui soient en puissance de donner contrepartie à l'indétermination du devenir – dont nous puissions recevoir, une autre fois, le lait de vivre.
« Ce qui ne peut être oublié » ? – Les rencontres marquantes, intenses, chargées de l'éclat, des puissances, du mystère de la vie vivante que les arts ont tâche d'accueillir, de prolonger, de rendre à chacun comme une chance pour lui, sur ce mode unique du don qui est leur être même. La responsabilité des arts à cet endroit est grande, d'autant que cet aide-mémoire ontologique, qu'ils sont, doit compter, pour agir durablement, sur des œuvres d'une force et d'un éclat inoubliables.
MG : Une précision : « restituent la lueur », cela signifie la font renaître intacte et, dans le même mouvement, la font naître à elle-même ?
JPM : – Peut-on dire, en toute rigueur, que le poème « restitue » l'expérience sentie ? Baudelaire, après Poe, dit, d'une façon plus prudente, qu'il la « suggère ». Ce qui est advenu une première fois comme expérience ne peut pas « revenir » sans déplacements, perte, transmutation dans un autre temps et sur un autre mode (comme effet d'art d'une œuvre). L'effet d'art d'une œuvre peut, en revanche, suggérer ce qu'il en aura été de l'expérience première (au prix desdits déplacements, perte, transmutation). Lorsqu'une œuvre possède, de loin en loin, par exception pure, le pouvoir de nous donner le sentiment vivant de la présence même de ce qui s'est perdu (c'est cela, la « sorcellerie » des arts), nous sommes fondés à remercier pour ce qui aura été « sauvé » de ce qui n'est plus. Une figure d'art efficace « produit », déploie, déplie la part évocable du fait sensible, en ex-pose les traits particuliers selon les modalités de cette « suggestion » qui est son office le plus propre. Le poème participe de la rémanence de ce qui a eu lieu, et l'accroît. Davantage : il possède le pouvoir de donner figure à ce qui n'est pas, n'a jamais été dans un autre champ que celui de ces effets d'art du poème – et, ce faisant, de faire advenir « à elle-même » une chose d'art pur, à son tour une réalité des plus tangibles. Ce qui « advient à soi » dans le poème, outre le poème lui-même, c'est l'expérience de la perte de ce qui, pour avoir été vécu, ne peut plus revenir, sauf à « aboutir à un livre ».
MG: – Et néanmoins, peut-on dire que cette précision, de toutes les syllabes, se construit bien sur une forme sans forme, sur une forme travaillée par l’informe, puisque la forme du poème tient également à l’absence de complétude sur quoi il se construit, de par les nombreux silences, les nombreuses coupes ?
JPM : – « Une forme travaillée par l'informe » ? – Comment pourrait-il en aller autrement ? Il y a débat, conflit, « travail » entre la « forme » (serait-elle « ouverte », discontinue, lacunaire, blessée) et l'élément : le « sans forme » de l'innommé préjudiciel. L'expérience antérieure à tout langage serait celle d'un flux (la « rhapsodie de sensations » de Kant, le « continu » bataillien,
– innommables, irreprésentables). Le langage, par ses découpes figurales et nominales introduit du discontinu. Nous nous trouvons alors plongés dans ce vertige que disait Jacobi : « lorsque je tente de me représenter l'infini, je m'évanouis » – dont Hegel a conservé active la mémoire sous l'espèce de l' « inquiétude anéantissante de l'infini », laquelle signe le sérieux de toute confrontation pensée au grand réel. Les « formes » des arts ont fort à faire pour tenter de lui donner contrepartie, figure tenable et nom. La partie est par trop inégale. Quelques Innocents auront eu pourtant l'audace énorme de ne pas renoncer.
Le silence, les blancs, les coupes (les « espacements » mallarméens de la lecture) comptent depuis l'origine des arts au nombre des moyens de composition – en poésie comme en architecture, en musique, dans le dessin, la sculpture, la peinture. – On peut regarder ces intervalles, leur jeu, comme autant de moyens de régler l'inscription, la réception, l'écoute. Ils permettent de prendre appui sur des attaques nouvelles, de laisser résonner des chutes choisies. Il ne serait pas illégitime d'y voir, en poésie, des échos d'opérations osées de longue date dans l'histoire du dessin, de la gravure, de la peinture : silhouettes, esquisses, « non finito », hachures, (mais, aussi bien : touches de couleur pure, aplats, papiers découpés, pochoirs, caviardages, papiers collés). On peut comparer l'orchestration de ces longues laisses à des scénographies pour un théâtre lyrique à inventer, comportant des éléments de récit, des indications de scène, des morceaux pour un chœur, des récitants, des parties chantées.
Tout juste puis-je dire que ces façons d'agir s'imposent avec force. J'ai tenté de mettre à l'épreuve d'autres registres, d'autres formes, lesquelles m'ont donné à connaître aussi leurs pouvoirs, sans m'interdire pourtant de revenir à l'idée initiale de ce poème polyphonique qui me hante. J'en ai entrevu récemment une autre possibilité à l'occasion d'un concert « parlé /chanté » donné dans les foyers de l'Opéra de Bordeaux (« A quoi sert la beauté mortelle ? »), avec trois récitants, un quatuor baroque, des voix – Monteverdi, Gesualdo. L'échange vivant de la musique et du poème m'a saisi. – Cela donnait à entendre cette « conspiration de tous les arts dans le dos de la nature », que dit Rilke, avec le sentiment d'une époustouflante suspension du temps.
MG: – Vous revenez à plusieurs reprises dans des entretiens sur la façon qu’ont l’écriture puis la publication d’advenir chez vous après longue décantation, longue période de mûrissement du presque oubli par quoi la présence de l’événement d’accidentelle devient nécessité, celui-ci requérant non pas le clouage au ciel du poème mais son irruption en son sein qui le fait enfin être, dans sa saveur originelle, et comme première. « Le temps que je laisse au texte, c’est du temps que je lui donne, que je me donne, afin de pouvoir revenir vers lui comme « du dehors » ». Cette perception du dehors de ce qui est part du dedans est-elle vraiment possible ?
JPM : – Flaubert a dit cela très bien : « J'attends que l'abricot soit mûr. ». – Pour ce qui est de ce « retour » à des pages que l'on aura d'abord gardées au chaud (ou laissées refroidir) jusqu'à ce que l'on soit à même d'en enregistrer le fait avec la lucidité requise, je crains qu'il ait quelque nécessité : on ne peut pas, en même temps, être à la fenêtre et se regarder passer dans la rue. Le feu de la perception première doit se conserver, bien sûr, au terme de ces relectures, mais cela n'est, paradoxalement, possible qu'à la condition de cette distance prise avec ce qui s'est déjà déposé dans son premier « dehors ».
MG: – Comment se fait cette réappropriation de l’altérité, dans laquelle l'oubli est une condition de l’éclosion du Même ?
JPM : – Les « premiers jets » sont déjà un « dehors » du « dedans » que vous dites. Ils se sont déposés sous des espèces objectives : ces pages, qu'un autre peut lire. Rien ne s'oppose alors à ce qu'on les appréhende du dehors même où elles se tiennent, comme des faits. Les effets de suggestion de l'expérience que suscite la lecture sont-ils vraiment du « Même » ? Si la trace écrite se conserve bien comme trace, le sujet se sépare vertigineusement de soi dans l'acte de son inscription. Je suis frappé pourtant de la délicatesse de certaines lectures. On dirait alors, miracle !, que tout ne s'est pas perdu de l'expérience première. L'incrédulité de l'auteur, dont c'était pourtant-là l'attente « impossible » tient peut-être d'abord à ce qu'un tiers seulement puisse être en position de juger de la coïncidence de ces deux séries d'événements (l'expérience / le poème), et par là de mesurer aussi l'étendue de la perte, la non-coïncidence, l'écart de l'une à l'autre ?
[entretien réalisé par Matthieu Gosztola, décembre 2011]