Éric Bonnargent
« C’est toujours L’Enfer de Dante qu’on lit, jamais Le Paradis. »
Nicolas Rubinstein, Mickey is also a rat
Avec la sédentarisation, s’opère un tournant essentiel : l’homme adapte la nature à ses besoins, met en place la division du travail et, en créant des stocks, s’initie au commerce. La sédentarisation marque le début de l’histoire proprement humaine et Bruce Bégout peut ajouter à juste titre que, « depuis les premiers enclos préhistoriques sommairement distingués de la nature sauvage par quelques piquets de bois jusqu’aux communautés fermées des banlieues cossues du monde occidental munies de leur enceinte électronique de vidéosurveillance », cette histoire est celle du parcage. La peur de l’illimité, a contraint l’homme à ériger des frontières, des enceintes, des murs… :« Parquer les hommes comme des bêtes, c’est avouer par là même le besoin urgent de l’autodomestication. »
Cette appréhension de l’illimité est sans doute ce qui explique l’étrange attirance de l’homme, en particulier de l’homme moderne, pour les parcs. Que les gouvernements taxent ce qu’ils veulent, mais pas les parcs d’attraction dont l’accès est considéré comme un droit. Pourtant, l’illimité, l’hybris, fascine autant qu’il répugne : les pires soubresauts de l’histoire en témoignent. C’est justement parce que l’humanité oscille entre mesure et démesure que Kalt, un Russe, a pu construire sa fortune dans deux activités a priori opposées et en réalité proches : l’armement et le divertissement. Grâce à ses milliards, Kalt a acquis une île au large de Bornéo et a confié à Lirch, un architecte dément, la construction d’un nouveau parc.
Comme son nom l’indique, Le ParK est « l’essence universelle des parcs réels et possibles. C’est le parc de tous les parcs, la synthèse ultime qui rend tous les autres obsolètes, le concept universel, l’invariant formel. Tout ce qui peut caractériser en général un parc se retrouve dans Le ParK, mais sous une forme inédite et quelque peu fantastique. D’aucuns diront abominable. » Le ParK, cette « île-monde », est l’aboutissement dialectique de l’histoire des parcs qui, de ce fait, prend fin. D’Heinrich Himmler à Walt Disney, tous les créateurs de parcs en ont influencé la construction : Le ParK est à la fois une réserve animale, un parc d’attraction, un camp d’extermination… où tout se mélange monstrueusement au point que les prisonniers doivent s’abreuver au péril de leur vie aux points d’eau de la réserve africaine, que certains employés travaillent dans le vivarium où, de temps à autre, l’un d’entre eux se fait dévorer par un anaconda, au point que les heureux visiteurs peuvent jouer aux tortionnaires dans une prison semblable à celle d’Abou Ghraïb et, avec leurs téléphones, filmer leurs exploits, etc.
Avec un habile cynisme, Bruce Bégout montre à quel point l’homme est un être pervers qui se régale de la souffrance d’autrui. Dans Le ParK, l’ambiance est toujours festive et les visiteurs, escortés de gardes et protégés par d’invisibles snipers, s’amusent follement : « La question ultime posée par Le ParK : comment peut-on s’amuser après Auschwitz ? Sa réponse : on peut s’amuser d’après Auschwitz. »
Tel un Dieu sadique, le mystérieux Lirch qui a réussi dans cet « espace fractal » à circonscrire l’infini et la démesure dans les limites de l’île veille sur son œuvre. Bien que personne ne comprenne ses intentions, il est adoré des Parkiens qui sont persuadés de sa bienveillance providentielle et de l’existence d’une harmonie préétablie. Grâce à lui, tout est pour le mieux dans le pire des mondes possibles.
Alors, faisons confiance aux Parkiens et laissons nous guider par Brice Bégout sur les chemins de la folie humaine. Nous aurons peut-être la chance d’y rencontrer les deux seuls résidents permanents du ParK : le vieux Lev et la richissime Lady W. qui, avec tout son raffinement, « déguste avec engouement les mignardises de l’horreur. »
Article paru dans le Magazine des Livres n° de novembre/décembre 2011
Bruce Bégout, Le ParK. Allia. 6, 10 €