L’ennemi, ce cher disparu, par le CBA Mourier

Publié le 02 février 2012 par Egea

Écoutez bien les médias : on parle d'adversaire, de belligérants, d'opposants, de combattants, d'insurgés.... mais pas d'ennemi. C'est un gros mot ! Vous me direz, on ne fait pas la guerre. D'abord parce qu'elle n'a pas été déclarée, conformément à l'article 35 de la Constitution (et donc il n'y a pas d'ennemi), ensuite parce qu'elle est sous contrôle judiciaire, merci M. Gilbert Collard, ce monsieur qui a vraiment des argumentations farfelues (n'est pas baveux qui veut). Revenons à notre ennemi : a-t-il disparu ? c'est la question que se pose le CBA Mourier, actuellement stagiaire à l’École de guerre (19ème promo). Lui, au moins, est convaincant.

source

O. Kempf

L’ennemi, ce cher disparu

Les Français peinent à comprendre les raisons et le sens des sacrifices consentis en Afghanistan. Pour nous, citoyens d’une Europe pacifiée, la notion d’ennemi est devenue anachronique, indigne, voire primitive. L’existence d’un ennemi nous dérange, car elle dément que nos opinions soient universellement partagées. Nos soldats vivent donc sur le champ de bataille une expérience qui reste incompréhensible pour leurs compatriotes. Il est utile d’expliquer et d’employer plus couramment cette notion d’ennemi, parce qu’elle permet de saisir la nature d’une opposition radicale et parce qu’elle implique l’usage de la force. Elle est la clé qui permet de juger les engagements armés. Or, les opérations militaires sont relatées aux Français selon trois analogies fausses, qui toutes esquivent la reconnaissance d’ennemi humain.

La première assimile les opérations de guerre à des missions de sécurité. Ce type d’action est familier pour nos concitoyens, spectateurs quotidiens du travail des forces de l’ordre. La quantité et l’équipement des forces de l’ordre sont directement liés aux résultats obtenus. Cependant, vaincre un ennemi hostile n’est pas maintenir l’ordre. Celui-ci poursuit un but supérieur alors qu’un délinquant ne recherche que le profit. Les forces de l’ordre appliquent la loi, au bénéfice de toute la société. Au contraire, nous luttons contre nos ennemis car ils sont également convaincus de leur bon droit. Cela différencie radicalement les opérations de contre-insurrection des opérations de maintien de l’ordre. Dans le premier cas, l’existence même des belligérants montre que leur légitimité n’est pas indiscutable. Par suite, le soutien de la population est incertain. Dix ans de guerre en Afghanistan montrent bien que la seule abondance des moyens ne suffit pas à vaincre, l’adhésion des populations locales faisant défaut.

Le deuxième biais consiste à considérer l’ennemi de façon abstraite, de le réduire à son idéologie ou à son mode d’action. George Bush a ainsi engagé les États-Unis dans une guerre contre la terreur en 2001. Les Européens se sont battus contre le terrorisme en Afghanistan ou la dictature en Libye. Cette conception occulte ce qu’un ennemi peut mobiliser dans la lutte : combattants, matériel, discours. Plus encore, la volonté de cet ennemi reste alors inaccessible. Comment comprendre ce qu’il est prêt à sacrifier pour atteindre son but ? Comment comprendre ce que nous devrons sacrifier pour le contrecarrer ? L’incompréhension de l’opinion publique française face aux pertes trouve ici sa source. La guerre « zéro mort » face à un véritable ennemi est une illusion.

La troisième conception tronquée d’un conflit est d’inspiration technique. L’ennemi est réduit à un système, comparable à une machine qu’il faut mettre hors d’usage. Il suffirait donc pour gagner une guerre de briser les rouages de cette machine pour qu’elle ne puisse plus produire ses effets nocifs. C’est oublier que l’ennemi est constitué d’êtres humains. En cela, il dispose d’une liberté. Il peut choisir ses buts, ses moyens et ses méthodes. Il n’est pas réductible à un système inconscient. Malgré la profusion des moyens modernes de renseignement, il restera toujours imprévisible. De nos jours, il a été possible de retrouver Oussama ben Laden grâce à des interceptions électromagnétiques, et même de le suivre durant des mois. En revanche, il est aussi vain de vouloir pénétrer l’esprit des insurgés que de tenter de prévoir les réactions de Mouammar Kadhafi.

Pour se faire une idée de ce qu’il faut pour gagner une guerre, il faut d’abord reconnaître l’ennemi pour ce qu’il est. Il partage avec nous trois qualités : la volonté, la liberté, et l’intelligence. Faire la guerre n’est pas une suite de tâches, mais plutôt un duel, clos par notre reddition ou la sienne. La reconnaissance de nos ennemis pour ce qu’ils sont s’impose. Cela ne signifie pas qu’ils doivent être diabolisés. Nous devons saisir qu’ils ne sont pas d’accord avec nous et qu’ils sont prêts à lutter pour cela. Il nous faut à la fois en prendre conscience et garder à l’esprit qu’un moment viendra où la lutte cessera. Il nous faudra alors vivre dans le même monde que nos anciens ennemis. Ce n’est pas impossible, les Français et les Allemands y sont parvenus après trois guerres en soixante quinze ans.

Sébastien Mourier