Un livre vient de paraître sur le yoga. Un de plus, me direz-vous. Mais il n'est pas comme les autres. Les autres offrent une interprétation du yoga, "science de l'Inde éternelle", selon l'illumination survenue à maître machin, lundi dernier, tandis qu'il glandait depuis une heure devant sa page facebook.
Celui-ci propose des textes. Une vingtaine de petits textes traduits du sanskrit, du pāli, du tibétain ou de l'arabe, chacun introduit par un spécialiste. C'est en anglais. C'est plus difficile à lire que "le yoga de la puissance" et autres chefs-d'œuvre, mais c'est aussi nettement plus enrichissant, m'est avis. Mieux vaut s'adresser au Bon Dieu qu'à ses Saints. J'y ai, entre autres choses, appris ceci :
-Dans un passage du Nafā'is al-funūn fī 'arā'is al-'uyūn, composé vers 1350 en Perse, j'ai appris que les Musulmans avaient quelque connaissance du yoga tantrique, avec sa science du souffle et ses concentrations sur les chakras, issue d'un texte kaula, l'Essence immortelle de Kāmarūpa. Ce qui explique que certains soufis, aujourd'hui encore, récitent des mantras adressés aux yoginīs. Eh oui. Je ne préciserais pas, pour ne pas outre attirer les foudres des fous de Dieu sur ces êtres véritablement pieux. Qu'Allah les protège des fous d'Allah !
-J'ai eu le plaisir de lire le Doha de la reine, attribué à Saraha, mais sans doute composé en tibétain. Preuve définitive que, à cette époque (?) on pratiquait Mahāmudrā. Et Caṇḍalī. Sans contradiction. Mais pas non plus à la mode Sakya. Bref, je me comprends. Un poème magnifique, vraiment.
-Puis j'ai eu la joie de lire Les Questions et réponses de Vajratsattva, un texte proto-dzogchen découvert à Dounhouang, sur la route de la soie. C'est là que l'on peut lire que le" mode de pratique tantrique", c'est quand les accomplissements (siddhi) viennent d'en haut ; alors que, dans le dzogchen, c'est comme quand le peuple "élit" son souverain. Remarquable. Là aussi, dzogchen et dzogrim n'étaient pas vraiment séparés. Quand on dit que Jigmé Lingpa a "mélangé" dzogchen et tantrisme, il a donc - peut-être - renoué avec une manière de pratique des origines.
- Puis j'ai lu (enfin, j'ai essayé) une explication des Six yogas de la Roue du temps (Kālacakra) selon Vajrapāṇi. Et là, j'ai compris deux choses : - que vraiment, les pratiques visionnaires sont déjà très développées dans l'un des plus anciens tantras bouddhistes, le Guhya-samāja ; -et que, quand on nous dit que le Kālacakra est "le plus clair des tantras", on se fout de nous, ou bien c'est de l'euphémisme (ce qui revient peut-être au même). Ce tantra et son yoga sont parmi les plus complexes et les plus obscurs. Il faut avoir lu beaucoup, beaucoup de ce genre de littérature pour commencer à y voir. Comme en alchimie, etc.
-Puis j'ai découvert, éberlué, le véritable secret de l'éveil de la Kuṇḍaliṇī en lisant, enfin (!), la "vraie" Centurie de Gorakṣa. Il s'agit de s'attacher un tissu (genre torchon, mais propre) autour de la langue. Ensuite, on tire et on remue, de gauche à droite. Or, la langue est dans le prolongement direct du canal central. Sarasvatī, c'est la langue. En parfaite cohérence avec les textes les plus anciens. Mais le traducteur explique qu'il y a eu ensuite des petites corruptions du texte, fautes mineures qui ont suffit à rendre le passage incompréhensible, à en faire une histoire de massage du ventre ou je-ne-sais-quoi. Encore une preuve de la puissance du hasard.
-Enfin, j'ai lu avec attention et bonheur un extrait d'un livre dont j'ai parlé ailleurs, La Parade des cygnes (Haṃsa-vilāsa), composé à Bénares au siècle des Lumières, dans lequel l'auteur défend le yoga sexuel-sensuel comme voie parfaitement légitime vers le Soi, après avoir vertement critiqué les contempteurs de la chair.
Bref, une longue délectation.
Juste pour information, ce livre fait partie d'une série. Il y en a d'autres sur le tantrisme, le bouddhisme tibétain, etc.