Taxe Tobin ou dérégulation, plafonnement des hauts revenus ou harmonisation des salaires par le bas, hypertrophie du « modèle allemand » et du capitalisme rhénan, extinction des solidarités... Après le chaos de ces dernières années, la crise financière hésite encore entre révolution et restauration. Une chose est sûre : dans un sens comme dans l’autre, le mouvement risque fort d’être assez radical. Portrait flashé d’un monde en mutation.
A l’approche de la double élection présidentielle et législative, les candidats offrent un curieux spectacle : celui de fiscalistes fin souls à la fin d’un banquet dont ils se disputeraient burlesquement les restes.
Le débat se veut technique ; en fait il vole bas. Des valeurs de civilisation ? Le point de PIB. Un grand dessein partagé ? Les critères de convergence. Taclé par les agences de notation, hanté par la finance, fasciné par cet avenir qui ne veut pas de lui, le politique est en train de disparaître sous nos yeux dans sa propre étroitesse de petit gestionnaire propret et peu imaginatif. Suicide d’une fonction.
En fait, une course contre la montre est engagée : ou le marché parvient à dissoudre le politique, ou bien le politique parvient à reprendre en main le marché. Jamais l’alternative n’a semblé aussi claire pour tous, toute opinion confondue. Elle jettera pour longtemps les bases de la société qui vient. Avec un enjeu de taille : la redéfinition de l’option démocratique.
Agir en Grèce avec des préceptes de l’économie allemande relève d’une absurdité telle qu’on n’en accepterait même pas l’évocation dans une mauvaise copie d’élève de première. Or cette absurdité représente sans sourciller la nouvelle orthodoxie bruxelloise. Pourquoi ? Il suffit de regarder l’agrégat parfaitement hétéroclite que constitue encore l’Europe : entre le fonctionnement de l’Europe du Nord, Allemagne incluse, de l’Europe du Sud, de la France (qui fait pont entre nord et sud), des nouveaux entrants et enfin de la Grande-Bretagne et sa culture du cavalier seul, certains se prennent à rêver d’unité par le passage en force. Mais il fallait pour cela attendre le moment opportun. Or la crise ouvre incontestablement une fenêtre de tir. C’est ce qu’on appelle « la stratégie du choc ».
Les différentes phases de la crise récente (depuis la crise des subprimes de 2007 jusqu’à la crise des dettes souveraines de 2011) n’est de fait que l’accélération d’une crise bien plus ancienne, née dans les années 80, avec laquelle les citoyens avaient peu à peu appris à vivre. Or à l’époque, pour booster la productivité, deux choix s’offraient encore : la dévaluation et le jeu avec les taux de change, ou bien la désinflation compétitive en baissant les salaires et la fiscalité. Le passage à l’euro a rendu impossible le premier recours ; reste le second. Qui d’un même geste appauvrit et les salariés et l’Etat, dont le rôle constitutionnel de garant de la justice sociale devient alors caduc.
La découverte que le progrès pouvait être réversible et n’avait rien d’acquis s’est faite progressivement. La classe moyenne américaine a vu autrefois les familles où seul le mari occupait un emploi disposer d’une belle maison, d’une puissante automobile pour monsieur, d’une seconde voiture pour madame, ainsi que de tout le confort moderne. C’était aussi l’époque où existait une véritable progressivité de l’impôt, autour de 90% pour les tranches maximales, là où elles tournent désormais à 35%. Résultat : aujourd’hui, lorsque par chance les deux membres du couple travaillent ils n’ont pas toujours de quoi se loger. Partout le travail, qui n’est plus garanti nulle part, n’est plus non plus une assurance contre la pauvreté. Les pays qu’on nous cite en exemple, Grande-Bretagne et Allemagne, en savent quelque chose. Le travailleur pauvre, disparu pendant les 30 Glorieuses, a brutalement fait sa réapparition, avec des salaires à 400 euros par mois. Belle avancée.
En acceptant sans le dire la restauration de l’ordre financier tel qu’il était avant la crise, les politiques prennent un double risque. Celui de créer de nouveaux soubresauts incontrôlables, et donc une instabilité systémique dommageable pour l’économie mondiale. Mais aussi, en privilégiant une austérité sans relance possible, celui d’agir contre la volonté des peuples, et de tomber sous la critique rédhibitoire du «marché, versus démocratie».
Le désordre généré par la dérégulation financière a en effet donné lieu à deux attitudes contradictoires. D’un côté il y a ceux qui estiment qu’il est grand temps de reprendre le contrôle d’un marché qui n’est au fond qu’un outil auquel on a laissé trop d’autonomie. On jurerait cette position frappée au coin du bon sens. Pourtant d’autres ne l’entendent pas ainsi. L’aspect protéiforme de l’Europe peut être dépassé grâce à une gouvernance économique plus forte, rendue indispensable pour faire face à la crise. Les Etats se placent alors sous le contrôle d’une banque centrale omnipotente, à qui seront même dévolus des pouvoirs de sanction. Au lieu de répondre à la crise sur le plan de l’injustice faite aux citoyens par un système défectueux, on y répond au contraire par un alignement draconien sur le moins disant social et l’accélération de ce système vers ses penchants les plus contestables. Mais attention : à trop vouloir serrer les boulons on peut casser la structure. Sauf à laisser se multiplier les bulles spéculatives, avec les conséquences que l’on sait, il n’y a pas de croissance sans relance, pas de relance sans consommation, pas de consommation sans salariés massivement en état de consommer.
Si contre toute attente la crise financière mondiale constitue bien pour le libéralisme dérégulé un formidable accélérateur , elle a permis également de définir plus précisément l’ampleur des clivages et des contradictions qui corsètent la société contemporaine. La nouvelle actualité du mot « révolution », que l’on doit à la détermination populaire de nos proches voisins arabes, montre avec quelle vigueur est en train de se constituer sous nos yeux les éléments constitutifs d’un véritable rapport de forces dont il serait mal venu d’ignorer l’importance.
G.L