Dans ce récit tendre et drôle à la fois, Hanan el-Cheikh rapporte avec une scrupuleuse fidélité les confessions de sa mère analphabète, Kamleh, née au début des années 1930 dans une famille chiite extrêmement pauvre, au Sud-Liban. Après la mort prématurée de sa grande sœur, Kamleh est promise à son beau-frère alors qu'elle n'a que onze ans. Dans le quartier populaire de Beyrouth où elle s'installe avec la famille de son futur mari, elle est placée comme apprentie chez une couturière et tombe amoureuse du cousin de cette dernière, Mohamed, un jeune lettré féru de poésie. Forcée à quatorze ans de se marier avec son fiancé, Kamleh a une fille l'année suivante, puis une seconde, Hanan, trois ans plus tard. mais reste follement éprise du beau Mohamed. Elle échange avec lui des lettres enflammées qu'elle se fait écrire et lire par ses amies, s'identifie aux héroïnes du cinéma égyptien, se grise des paroles ardentes des chansons à la mode. Elle va surtout, bravant tous les usages, tenter d'obtenir le divorce, au risque d'être séparée de ses filles... Portrait finement dessiné d'une femme du peuple, rusée, truculente, enjouée, ce récit a été salué à sa parution, en arabe puis en anglais, par une presse unanime.
Née en 1945 dans une famille chiite du Sud-Liban, Hanan el-Cheikh vit aujourd'hui à Londres après avoir étudié au Caire et séjourné dans les pays du Golfe. Son oeuvre, traduite en plusieurs langues, est disponible en France chez Actes Sud : Histoire de Zahra (Babel n° 378), Femmes de sable et de myrrhe (1992; Babel n° 137), Poste restante, Beyrouth (1995), Le Cimetière des rêves (2000; Babel n° 535) et Londres mon amour (2002; Babel n° 1026).
Extrait
C'est là que j'ai eu cette idée de génie: partir en vacances d'été avec la famille. Je ne supportais plus la chaleur suffocante de Beyrouth, ni le ciel qui lâchait des gouttes d'eau chaude qu'on appelait "humidité". Après beaucoup d'insistance de ma part, le hajj a accepté de louer une maison au frais au village de Bhamdoun, dans la montagne. C'était le signe que, désormais, nous faisions partie de la classe moyenne. Dans notre entourage, nous étions presque des riches. Evidemment, nous allions être submergés de visiteurs- Bhamdoun était connue pour être la perle des stations estivales.
Là-bas, je me sentais libre. Mon mari et mon frère Kamal, qui vivait encore avec nous à l'époque, descendaient chaque matin à Beyrouth pour aller au travail et n'en revenaient que le soir. Je redevenais une enfant. Je vagabondais dans les champs avec Maryam, comme au temps de Nabatiyeh. De la fenêtre, je voyais des vallées et des maisons aux toits de tuiles rouges, pas les yeux inquisiteurs des voisins, comme à Beyrouth. J'oubliais l'existence de mon frère grincheux, même si sa femme Khadijeh et les enfants me manquaient.
Maryam et moi vivions comme dans les films égyptiens. Nous étions à la "ferme", il y avait les arbres, les ruisseaux, l'amour. Nous grimpions à "la source" dans les montagnes de Bhamdoun, puis nous allions dans les cafés du centre du village. Mohamed s'est mis à me rendre visite. Il prenait le bus qui montait dans les villages de la montagne. Quand il arrivait, il était comme sous hypnose. Il n'avait que quelques heures pour me voir. Il faisait d'abord le tour des lieux que je fréquentais avec Maryam. S'il ne nous y trouvait pas, il venait se mettre devant notre maison et attendait que l'une ou l'autre apparaisse à la fenêtre. Je courais le rejoindre, pieds nus ou en pantoufles, et nous allions vers le noyer qui avait poussé tout seul, comme un défi à la nature, au milieu d'un plateau de roche et de pierres rousses semé de buissons desséchés. Sur le tronc de l'arbre, Mohamed avait gravé la date du début de notre amour, avec mon nom et le sien - exactement comme dans Larmes d' amour. Chaque fois, il ajoutait la date de notre nouvelle rencontre. Actes Sud