C'est toujours avec une certaine émotion que je me souviens des spectacles qu'organisaient, en leur temps, mes établissements scolaires : d'années en années, de classes en classes, on retrouvait toujours la même scène dépouillée et, sur celle-ci, des élèves au talent inégal qui, pour quelques pas de danse ou quelques vers classiques, se voyaient livrés en pature à la foule médisante des élèves et parents. Un rituel annuel que j'ai envie de nommer, par sens de la formule, la magie enchanteresse des clubs de danse et de théâtre : de l'amateurisme pur, distrayant, touchant de par la petitesse de ses moyens, flirtant parfois avec le ridicule, mais où tout le monde, toujours, se donne à fond, jouant de son petit ou de son médiocre talent, passant outre le stress, bravant textes, musiques, audience et rires ! Aaaaahhhhh.... les spectaââcles d'écôôole. Quel plaisir constamment renouvelé.
"C'est quoi le rapport ?", s'enorgueillit alors à penser le maudit lecteur toujours en recherche de sens. "Pourquoi tu nous parles de ça ?", reprend-il, effronté, face à mon silence. Eh bien, croyez-le ou non, mais le mythe des shows scolaires tel que nous le connaissons ne prévaut pas complètement au-delà du petit bras de mer qui nous couvre la tête, j'ai nommé la Manche. Un show scolaire à l'anglaise, vous vous représentez la chose ? Non ? Alors laissez moi vous apporter quelques lumières.
C'était annoncé depuis des mois. Pour avoir une place, il fallait réserver son billet quatre mois à l'avance. Des flyers étaient déjà distribués et on entendait partout parler du fameux "We Will Rock You". Ahaha, ça, à coup sûr, vous connaissez ! Il s'agit bien évidemment d'un des morceaux les plus illustres de Queen qui a notamment prêté son nom à une comédie musicale londonienne reprenant les plus grands tubes du groupe (2002). Mon école, gaillarde, s'apprêtait donc à nous livrer une "comédie musicale". Rien que ça. Et je dirais même plus : elle s'apprêtait, à grands renforts de pub, à massacrer une icône incontestée du Rock... Queen ! Autant dire que j'étais impatient et qu'une pensée, inévitablement, me trottait dans la tête : "God save the Queen !"
...................Quelle effervescence à l'approche de la première ! Tout ce petit monde qui s'agite en tous sens ! La montée du stress palpable chez les participants, les profs qui ne parlent que de ça, le proviseur lui-même qui s'égosille au micro à force de faire des annonces logistiques... Je n'aurai malheureusement pas le bonheur d'assister à la première. Dommage, c'est toujours la plus réussie, celle qui est exempte des ratages, celle qui ne connait aucun blanc, aucune chute, aucune paralysie ni aucun de ces problèmes pouvant parfois survenir lors de tels évènements ! Hm............................... vraiment dommage.
Au lendemain de la première, une affichette, placardée à l'entrée de la salle où le drame aura lieu quatre fois encore, une affichette, donc, attire mon attention. C'est un avertissement : "Attention, ce spectacle a recours à des gazs et des effets de lumière". Hm... Ah oui ? Plutôt inhabituel pour ce genre de trucs. Et si... et si...
Et si c'était bien ? Hm non, pauvre candide, ne te laisse pas berner : on parle d'un spectacle scolaire. L'équation, quel que soit l'angle d'approche, ne pourrait être viable. Peu importe ce qu'ils en disent. Peu importe les retours post-première positifs à outrance. Cela se fait de féliciter les élèves, même quand leur truc était soporifique, lourd, chiant à souhait. Il faut encourager la jeunesse ! L'éveil artistique ! Les "super !", "fantastique !", "génial !" que j'entends à tours de bras ne prouvent donc rien du tout... C'est juste de la démagogie.
Après trois jours d'attente, enfin, c'est mon tour. Quelques bons petits lycées seront bientôt jetés en scène. Je me sens comme un Romain venu assisté aux jeux du cirque. C'est d'ailleurs avec fébrilité que je tends mon ticket au jeune homme qui m'accueille... Après tout, il y a de quoi être tout chose ; le titre est une promesse : "We Will Rock You"... Ok, ok ! Rock me then !
Premiers pas dans la salle. L'arène est pour le moins étrange. Celle-ci baigne en effet dans une lumière sombre et rougeâtre. L'air est empli d'une sorte de vapeur qui, je dois bien l'avouer, participe de la création de... hmf.... d'une... atmosphère. Il y a donc "quelque chose" qui, de façon inattendue, "fonctionne", et ce avant même le lever de rideau. Ok, l'expression ici ne colle pas trop car, en réalité, il n'y a pas de rideau. Je vois donc la scène... Et sur la scène, il y a ............ une chaise. Ahah ! Je le savais bien ! La voilà, la scène dépouillée ! Bon, ça fait aussi très "théâtre moderne" dans le genre, alors pour ne pas choquer les nombreux amateurs d'art contemporain, je ne me moquerai pas. En levant la tête, je crois apercevoir, surplombant la scène, un écran géant. Qu'est-ce que ça fait là ?
Les premières notes se font entendre. Enfin, c'est le spectacle : chanteurs, danseurs, chorale, orchestre, effets de lumière, costumes, hologrammes, écran géant, décors fixes, mouvants, interchangeables, rythme, justesse, force, vraisemblance, énergie, structure.... Hm ? Je regarde autour de moi. Je me suis sûrement trompé d'endroit. "Is this the real life ? Is this just fantasy ?" Euh non, c'est bien ça, je suis bien en train d'assister à un "We Will Rock You" version BMS. Aucun doute possible, ce sont bien certains de mes élèves qui sont en scène, qui chantent fort, qui chantent juste, qui dansent avec la plus parfaite des synchronisations. Ce sont bien des garçons et des filles d'à peine seize ans qui envahissent l'espace comme des professionnels, qui exploitent parfaitement le monde parfaitement artistique mis à leur disposition par le boursier fort généreux de ce parfait établissement. Ah oui... c'est ça. Un aspect que mon génial cerveau de petit français blasé avait oublié de prendre en compte, faussant ainsi les données de son horizon d'attente : l'argent.
L'école est riche, et elle le montre. C'est un "show", au sens propre du terme. C'est de la pub. Une histoire de renommée. Les élèves qui chantent, qui dansent, ont ainsi eu le droit, ces derniers temps, de rater des cours, de négliger leurs examens approchant pourtant à grands pas... C'est un autre monde... Une grande machine artistique au fonctionnement de multionationale. "We Will Rock You", chant de liberté devenu pour l'occasion pur petit bébé du privé...
Enfin, peu importe les tenants et les aboutissants de l'évènement, j'aurais beau me révolter pendant des heures, ce n'est pas du tout ce qui me passe par la tête alors même que j'entends mes élèves se frotter avec brio à de terribles "Another one bites the dust" et d'autres inchantables "Bohemian Rhapsody". Non, assis tranquillement sur mon siège, je suis simplement content. Je m'amuse. J'en prends plein les yeux. J'ai envie de chanter avec mes lycéens. J'applaudis. J'admire. Et surtout, surtout, à ma grande surprise, moi, voix légendaire du sarcasme, du dédain et de la critique systématiques, je suis... fier. Fier d'eux.