Charles Antoine Coypel (Paris, 1694-1752)
Don Quichotte conduit par la folie, 1714-1734.
Huile sur toile, 120 x 128 cm, Compiègne, Musée du château.
(Photographie © RMN/Daniel Arnaudet – Jean Schormans)
Toujours soucieux de découvrir et d’encourager l’éclosion de nouveaux talents, le Centre culturel de rencontres d’Ambronay
offre, depuis maintenant deux ans, une résidence à de jeunes musiciens et permet aux meilleurs d’entre eux d’enregistrer leur premier disque. Ce dispositif nous avait permis, à l’automne 2010, de
nous régaler avec le très beau Concert chez la Reine proposé par Les Ombres, premier ensemble à bénéficier de cette opportunité. C’est aujourd’hui le tour
des Esprits Animaux de voir leur opus primum, qu’ils ont choisi de consacrer à Georg Philipp Telemann, publié par les Éditions Ambronay.
Alors que Bach, Vivaldi ou Händel ne cessent de faire l’objet de nouvelles parutions discographiques, quitte à ce que l’abondance frôle parfois dangereusement
l’indigestion, on pourrait presque se demander si la musique de Telemann n’effraie pas les interprètes d’aujourd’hui tant ils semblent rechigner à s’y risquer, quand certains de leurs aînés s’y
couvrirent de gloire à l’instar, par exemple, de Musica Antiqua Köln, dont les réalisations des années 1980 et 1990 sont toujours pertinentes aujourd’hui. Serait-ce parce que l’œuvre de celui
dont la renommée dépassait largement, rappelons-le, celle de son contemporain et ami Bach, est aussi immense que protéiforme et surtout bien plus exigeante que ce qu’une approche superficielle
peut laisser supposer ? Elle demande, en effet, de solides qualités techniques mais aussi des capacités de caractérisation et un sens de l’humour particulièrement aiguisés, ainsi qu’une grande
légèreté de touche afin d’éviter les deux écueils les plus couramment observés, la lourdeur découlant de la volonté de souligner chaque effet et la fadeur née de l’incapacité à prendre au sérieux
un compositeur sottement considéré trop prolifique pour être honnête.
Les Esprits Animaux, dont le nom fleure bon la physiologie cartésienne, ont choisi d’organiser leur récital autour des
réminiscences littéraires que l’on trouve assez fréquemment dans la production de Telemann, observateur très attentif de son époque. Cette source d’inspiration lui offre l’occasion de s’adonner à
l’un des exercices dans lesquels il excelle, la peinture, souvent avec une économie de moyens qui n’a d’égale que l’efficacité du résultat final, d’une scène ou d’un caractère. La Burlesque
de Quixotte doit à son inventivité pittoresque d’être une des Suites du compositeur les mieux servies par le disque. Après une traditionnelle ouverture à la française, Telemann y décrit, en
six tableaux emplis de traits piquants, quelques-unes des aventures du héros de Cervantes, de son écuyer Sancho Panza et même de leurs montures (désopilant Galop de Rosinante),
s’attachant à décrire les états d’âme des personnages, vaine rêverie amoureuse du premier, mauvaise humeur du second, et leur péripéties, comme la charge contre les moulins à vent menée
Presto. Les deux autres partitions programmatiques de cette anthologie sont extraites du recueil Der Getreue Music-Meister, une série de 25 fascicules destinée aux amateurs et
publiée, sous le titre original français de Fidèle Maître en Musique, entre le 25 novembre 1728 et le 1er novembre 1729. De dimensions plus modestes, la Suite « Gulliver » pour deux violons sans basse met en scène, en
moins de dix minutes, les principaux personnages de la satire de Jonathan Swift, parue en 1726, avec une espièglerie évidente à chaque mesure et même visible à l’œil nu, qu’il s’agisse du
grouillement fourmillant des quadruples croches de la Chaconne des Lilliputiens, dont la brièveté et le caractère s’inscrivent au rebours de l’amplitude et de la noblesse
normalement associées à cette danse, ou les rondes de la Gigue des Brobdingnags, géants dont la balourdise empèse une forme habituellement légère et rapide. Les ambitions du Trio
pour deux flûtes à bec et basse continue sont différentes, puisqu’il consiste en une galerie de portraits de femmes célèbres de l’Antiquité, l’acariâtre Xanthippe, femme de Socrate
(Presto babillard et un rien querelleur), la voluptueuse et tragique Lucrèce (Largo tout en demi-teintes résignées), la belle poétesse grecque Corinna, rivale heureuse de
Pindare (Allegretto spirituel et chantant), l’intrépide héroïne romaine Clélia (Spirituoso plein de vigueur), et Didon (Triste alternant entre abattement et agitation)
qu’il est inutile de présenter. Là encore, Telemann fait montre de véritables aptitudes de peintre en musique dans des miniatures savoureuses et toujours parfaitement croquées. Les deux concertos
et la Conclusion de la première partie (Production) de la célèbre Tafelmusik (Musique de table) qui complètent le programme illustrent la capacité du compositeur à
jouer avec les styles nationaux, la solennité et la danse françaises, la fluidité mélodique italienne, la rigueur germanique de la construction, pour n’en faire qu’un seul vermischter
Stil (style mêlé), mais aussi son goût pour les tournures populaires (les effets de musette du Presto conclusif du Concerto en mi mineur) et son immense talent de
coloriste, né d’une parfaite connaissance de nombre d’instruments qu’il pratiquait lui-même.
Les musiciens des Esprits Animaux (photographie ci-dessous) s’emparent de ces partitions avec une vigueur tout à fait
réjouissante qui, bien souvent, fait mouche. En dépit de la jeunesse de l’ensemble, fondé en 2009, la complicité des membres qui le constituent s’impose avec une totale évidence tout au long d’un
enregistrement de fort belle facture, dont les choix esthétiques sont pertinents et défendus avec conviction. Les œuvres sont abordées avec franchise et aplomb, sans excès de brutalité, avec un
louable souci tant de la netteté de l’articulation et des dialogues entre les pupitres que de la solidité de l’assise rythmique. Si on peut déplorer
un léger déficit de chair dans la Burlesque de Quixotte ou dans la Conclusion de la Tafelmusik, les pièces les plus connues de ce récital, conçues pour des effectifs
plus importants (voir les versions du Freiburger Barockorchester respectivement chez DHM et Harmonia Mundi), il est en grande partie compensé par l’enthousiasme communicatif déployé par les
interprètes et l’envie manifeste qu’ils ont de servir au mieux le compositeur. La seule réalisation à m’avoir laissé sur ma faim est le Concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi
mineur qui, s’il ne démérite pas, ne retrouve pas la magie de la lecture enflammée qu’en avait livré Musica Antiqua Köln dans un mémorable florilège de concertos pour instruments à vent (Archiv, 1987). En revanche, la Suite burlesque « Gulliver » et le Trio pour deux
flûtes à bec et basse continue sont savoureux, pleins de caractère, brossés d’un trait à la fois ferme et léger, trouvant le juste poids de chaque scénette ou portrait, tandis que le
Concert pour deux flûtes en la mineur trouve une respiration très naturelle et des couleurs extrêmement séduisantes. Sachant manier avec finesse le brio et l’humour, ce disque plein de
vitalité, avec des moments étincelants qui apparaissent comme autant de promesses, rend justice à l’esprit de Telemann de manière réellement probante.
Voici donc une anthologie globalement réussie qui donne des Esprits Animaux une image flatteuse tout en servant avec une
fougue bienvenue la musique de Telemann, dont elle offre un panorama tout à fait intéressant. Il ne fait guère de doute que le tout jeune ensemble qu’elle permet de découvrir possède d’ores et
déjà l’essentiel des qualités propres à lui assurer un beau début de parcours et que l’on suivra son évolution future avec tout l’intérêt que son premier enregistrement à su susciter.
Georg Philipp Telemann (1681-1767), Burlesque de Quixotte TWV 55G :10, Concerto pour flûte à
bec, flûte traversière, cordes et basse continue en mi mineur TWV 52 :e1, Suite burlesque pour deux violons sans basse en ré majeur « Gulliver » TWV 40 :108, Concerto pour deux
flûtes (à bec), cordes et basse continue en la mineur TWV 52 :a2, Trio pour deux flûtes à bec et basse continue en ut majeur TWV 42 :C1, Conclusion en mi mineur de la
Production I de la Tafelmusik TWV 50 :10
Les Esprits Animaux
Javier Lupiáñez & Tomoe Mihara, violons, David Alonso Molina, alto, Lena Franchini, flûtes à bec, Élodie Virot, flûte
traversière, Roberto Alonso, violoncelle, Patrícia Vintém, clavecin
1 CD [durée totale : 69’20”] Ambronay Éditions AMY 302. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Burlesque de Quixotte : Ouverture
2. Suite burlesque « Gulliver » :
[IV] Reverie der Laputier, nebst ihren Aufweckern (Andante)
3. Concerto pour deux flûtes, cordes et basse continue en la mineur :
[III] Largement
4. Trio pour deux flûtes à bec et basse continue en ut majeur :
[VI] Dido (Triste)
Des extraits d’une minute de chaque plage du disque peuvent être écoutés ici :
Georg
Philipp Telemann (1681-1767) | Georg Philipp Telemann par Les Esprits Animaux
Illustrations complémentaires :
Georg Lichtensteger (1700-1781), Portrait de Georg Philipp Telemann, c.1745 (détail). Burin, 25 x 17 cm, Paris,
Bibliothèque Nationale de France.
Johann Sebastian Müller (Nuremberg, 1715-Londres, 1792), Gulliver effrayant les Yahoos, après 1744 ? Eau-forte, 16 x
10,4 cm, Londres, British Museum (© The Trustees of the British Museum)
La photographie des Esprits Animaux est de Bertrand Pichène.