Le Figaro du 3 mars 2008
par Clara Géliot et Laurence Haloche
" Pourquoi les Français ont besoin de rire ? "
Après les succès d'«Astérix» et «Enfin veuve», une autre comédie semble promise à un triomphe - «Bienvenue chez les Ch'tis» de Dany Boon -, tandis que les Français plébiscitent programmes radio loufoques, one-man-show comiques et blagues idiotes diffusées sur la toile. Décryptage d'un phénomène aux allures de thérapie sociale.
La cause semble entendue, les Français vont mal. Très mal. Une chape neurasthénique plombe l'énergie de notre jeunesse qui ne croit plus en son avenir. Jamais, depuis sa création en 1987, l'indicateur de l'Insee n'avait révélé un moral des ménages aussi bas. Sale époque que ce début de siècle anxiogène qui grisaille nos quotidiens et charbonne notre joie de vivre.
Pour résister à l'adversité, le rire s'impose comme un réflexe naturel, un exutoire nécessaire. Nul besoin d'être prix Nobel de médecine pour analyser les effets bénéfiques (renforcement du système immunitaire et réduction du stress) que procurent à l'organisme quelques bouffées d'hilarité : les endomorphines cérébrales que libère l'action de nos zygomatiques agissent comme une arme anti-déprime particulièrement efficace. Lorsque l'on rit, on est dans l'instant présent, on se vide la tête. A bas les migraines existentielles! «Un clown est comme une aspirine, excepté qu'il agit deux fois plus vite », affirmait Groucho Marx. Leçon retenue: la société française a mal aux encoignures, mais elle se soigne.
Que la carte Vitale ne rembourse pas les séances de « rigolothérapie » ne nous empêche pas d'avoir accès aux soins innombrables de ces rebouteux de l'âme que sont devenus les comiques et les humoristes qualifiés. Les plus connus ont pignon sur rue. Impossible, ces temps-ci, de manquer sur la devanture des cinémas et des théâtres les trombines de Kad Merad, Benoît Poelvoorde, Michèle Laroque, Francis Perrin ou Armelle. Les comédies ont la cote, les one-man-show affichent complet (plus de 200 chaque soir à Paris), les pièces de boulevard ont retrouvé une seconde jeunesse et jouent souvent les prolongations. Grâce à Yasmina Reza et à sa pièce grinçante, Le Dieu du carnage, Isabelle Huppert elle-même a rejoint les rangs de ceux qui résistent à l'hégémonie du sérieux. C'est dire.
Qu'il s'agisse d'aller voir l'excellent film de Dany Boon, Bienvenue chez les Ch'tis, (déjà plus de 500 000 spectateurs en une semaine dans la Région Nord-Pas-de-Calais), d'applaudir à la Nouvelle Eve l'infatigable Dindon de Feydeau ou de saluer le talent des inoxydables chansonniers du Théâtre des Deux-Anes, toutes les occasions sont bonnes pour remonter la pente et relever une moyenne nationale qui ne nous attribue plus qu'une minute de rire par jour contre dix en 1939. Y avait-il davantage de raisons de se réjouir à l'orée de la Seconde Guerre mondiale? Sûrement pas. Mais notre société moderne a généré d'autres formes d'oppression : stress, dépression, conformisme. Animée par la sacro-sainte « positive attitude », notre quête permanente du bien-être nous invite à multiplier autant que possible les petits plaisirs, les moments rares où l'oubli soulage les pesanteurs de la vie. « Historiquement, l'humour a toujours créé des espaces de liberté. Il perce la faille dans le couvercle du concensus étouffant », confirme Jean-Michel Ribes, qui a fondé l'université du rire au théâtre du Rond-Point. C'est en effet pour oublier que l'on rejoint volontiers les paradis artificiels et éphémères de la gaudriole... quitte à manquer parfois de discernement.
Voyez le septième art ! La qualité fait parfois défaut, mais les chiffres sont là : le décevant Astérix aux Jeux olympiques du duo Langmann-Forestier file vers les 7 millions d'entrées et plus de 2 millions de spectateurs ont vu le médiocre Enfin veuve, d'Isabelle Mergault. La présence judicieuse de professionnels du rire - l'ex-bronzé Michel Blanc, dans Je vous trouve très beau, l'ex-acolyte de Pierre Palmade, Michèle Laroque, dans son second film -, semble porter bonheur à l'actrice réalisatrice qui, par ailleurs, amuse la galerie parisienne actuellement au Théâtre des Variétés dans la pièce Croque-Monsieur, naguère immortalisée par Jacqueline Maillan. Evidence : les mauvaises critiques ne refroidissent pas les ardeurs d'un public en mal de légèreté, dont la priorité est bien souvent d'aller voir un film simplement pour se changer les idées. Face au désenchantement, à la résignation, à la mélancolie ambiante, la France du ras-le-bol traque le rire partout où il se trouve. Au bureau, on s'envoie les dernières blagues du web et les adresses de sites humoristiques. Les internautes se ruent sur Dailymotion qui diffuse des clips et des vidéos drolatiques. C'est également sur le web que les « Têtes à claques », marionnettes québécoises à l'humour potache, ont commencé leur carrière avant de débouler sur Canal+. Pour quelques euros, une BD de Florence Cestac, un numéro de Fluide glacial ou un dessin de Voutch, qui hisse avec Plantu la caricature à la dignité des beaux-arts, procurent l'effet heureux et quasi immédiat d'un Prozac.
Si l'on peut regretter qu'il n'y ait plus aujourd'hui de comiques majeurs de la trempe des Devos, Desproges ou Coluche, on peut au moins se satisfaire d'avoir, dans les médias, en littérature et sur scène, une pépinière d'amuseurs publics plutôt doués et extrêmement différents. Le choix est vaste, les styles nombreux. Comme la mode, le rire évolue, il se met au goût du jour. Hier, les comiques brocardaient la télévision, les célébrités, le couple ; aujourd'hui, la satire politique revient en force : sur Europe 1, la « Revue de presque » de Nicolas Canteloup est à se pâmer . A société d'abondance, rire de circonstance. Protéiforme, le rire est devenu un produit de consommation courant. Les radios restent d'excellentes prescriptrices en matière de divertissement. Sur France Inter, l'émission « Le Fou du roi », de Stéphane Bern, attire quotidiennement depuis sept ans 2 millions d'auditeurs ; sur RTL, « Les Grosses Têtes » habilement cornaquées par maître Bouvard - un tiers de gauloiseries, un tiers de dérision, un tiers d'autodérision - fidélisent un large public, avec une progression de 17 % d'audience en 2007. Même chose pour la station Rire & Chansons qui, depuis 1989, séduit toutes les générations et devance France Culture. De quoi inspirer un peu d'humour aux antennes les plus austères. Pendant tout le mois de février, Radio Classique a changé de partition en ouvrant ses studios aux ténors du rire, parmi lesquels Elie Semoun, dont les « Petites Annonces » ont longtemps fait les belles heures de Canal +. Conscientes du besoin qu'ont les Français de se divertir, les directions des chaînes de télé recyclent (parfois jusqu'à l'usure) vidéogags et bêtisiers et programment volontiers comédies cultes ou plus récentes (plus de 10 millions de téléspectateurs pour le téléfilm Ali Baba avec Gérard Jugnot, sur TF1 ; 8 millions pour la pièce Fugueuses avec Muriel Robin et Line Renaud, sur France 2). Sur le petit écran, les vanneurs du PAF sont en libre service. Entrée, avec les meilleurs moments de Florence Foresti ; plat de résistance avec Anne Roumanoff, qui assure le quart d'heure de persiflage chez Drucker, ou avec Stéphane Guillon, qui joue les sales gosses dans « 20 h 10 pétantes » ; dessert avec Jean-Luc Lemoine, qui épingle ses têtes de Turcs de la semaine dans « On n'est pas couché », avant, peut-être, le lancement prochain d'une émission impertinente en deuxième partie de soirée coprésentée par Faustine Bollaert. Une chronique, un spectacle, un DVD... tel est le nouveau CV des comiques médiatiques.
Pourquoi nous font-ils rire ? Pour l'humoriste Fellag, « il faut avoir une connaissance intime de la société. Connaître ses lignes de fracture, les tensions qui la traversent, les noeuds autour desquels elle se cristallise. » Nous avons beau être formidables, nous restons tous les esclaves de ces petits et grands travers que les classiques appelaient autrefois « les passions ». Depuis le XVIIe siècle, rien n'a fondamentalement changé de nos humeurs ou de nos faiblesses. Un bon comique sait s'en emparer pour s'en moquer et les rendre dérisoires. « Le rire est souvent un moyen de convertir une peur, une angoisse, en quelque chose de moins lourd, explique le philosophe Olivier Mongin, dans son livre De quoi rions-nous ? , notre société et ses comiques (Hachette). La nature du rire est double : il oscille entre bien et mal, naissance et mort. Les grands artistes sont ceux qui sont toujours au seuil, à la limite, à la frontière. »
Gad Elmaleh affiche complet
Tout ou presque peut être dit, mais l'exercice ne supporte pas la médiocrité. Sniper du rire, Patrick Timsit a chèrement payé son audace en tirant à boulets rouges, en 1998, sur les trisomiques. Le procès que lui a intenté une association n'a pourtant pas muselé cet esprit frondeur. Dans son nouveau « One man stand-up show », il ne s'interdit rien. Pendant près de deux heures, le comédien se met dans la peau du misogyne, du raciste, du « con fini ». Ecrits par Bruno Gaccio et Jean-François Halin, ses sketchs mélangent cynisme et tendresse, provocation et autodérision. La salle applaudit à tout rompre. C'est d'ailleurs le même public qui ovationne Gad Elmaleh. A l'Audimat du rire, c'est lui qui décroche l'or, loin devant ses acolytes. Son spectacle Papa est en haut a rempli l'Olympia (120 000 billets vendus) pendant sept semaines. Le Zénith et le Palais des Sports affichent déjà complet pour cet automne. Sur le site de la star, qui a vendu 1,4 million de DVD l'an dernier, les places s'arrachent aux enchères jusqu'à 125 euros le fauteuil d'orchestre. Et nombreux sont les fans à attendre son film Coco, dont le tournage doit débuter en juin. Devos affirmait que « pour être quelqu'un, il faut être tous ensemble ». Comme Chaplin ou Coluche, Gad Elmaleh sait provoquer un rire communicatif qui rassemble et fédère. D'un personnage à l'autre, il devient clown, poète, parvenant à faire entendre la voix des sans-voix.
De fait, contrairement à la télévision, les one-man-show réussissent à créer des communautés solidaires. Pas de rire sans partage, sans émotions contagieuses. Il suffit, pour s'en convaincre d'assister aux joutes oratoires auxquelles se livrent tous les quinze jours, dans une salle de concert parisienne, les équipes de la Ligue d'improvisation ou de se rendre aux Festivals d'humour, à Saint-Gervais (10 au 16 mars) ou à Paris (27 mars au 4 avril). Le rire est une arme de persuasion massive dont il faut, affirment les spécialistes, savoir user au moins un quart d'heure par jour pour vivre mieux et plus longtemps. Au moment où des neurologues américains seraient en mesure d'activer, par une impulsion électrique dans le cortex cérébral, le « point G » du rire, il est devenu urgent de sauver le « fou rire bio » 100 % naturel. Célébrons l'ironie, la farce, le burlesque qui, comme le résume Gérard Jugnot, ont l'efficacité des essuie-glaces : ils permettent de continuer d'avancer, même s'ils n'empêchent pas... la pluie de tomber.
source : www.lefigaro.fr