Mardi 17 janvier 1990. Tout a été calculé.
Ce jour-là, "l'autre" ne travaille pas. Il faut donc faire comme à notre accoutumée, pour qu'aucun soupçon ne soit susceptible de nous trahir.
6H40. Ma mère vide la panier de linge sale dans un sac de sport qu'elle cache précautionneusement dans le coffre de la voiture. Ses vêtements propres étant dans l'armoire de la chambre dans laquelle ronfle impunément "l'autre".
6H50. Joséphine est la première à quitter la maison. Elle doit prendre le car qui l'emmène au collège Saint-Laurent-du-Puy. Dans son sac d'école, elle a mis quelques vêtements et produits de toilette au lieu de ses cahiers et bouquins. Elle ne va pas au cours d'anglais qui commence à 8h00. Elle retrouve Samuel à l'entrée du collège et nous attendra ma mère et moi à un endroit pré-établi : le feu rouge situé au croisement de la rue Edmond Rostand et de la Grande Avenue. Rendez-vous à 10h30. Elle a 2h30 exactement pour faire ses adieux à Samuel.
7h45. "L'autre" dort encore. Je pars pour l'école. Dans mon cartable, il y a quelques vêtements et la photo de ma chienne, Sally. Au lieu de me rendre en classe, j'ai consigne d'attendre caché sous le pont du "Moulin Brûlé", au bout de la rue du Chemin Vert, à la sortie du village de Vial : la route qu'utilise ma mère pour se rendre au travail. Quand j'entends les trois coups de klaxon, je sors, et je monte le plus rapidement possible à l'arrière de la voiture. Elle passera à 10h00. Je dois donc attendre caché sous le pont pendant 2h00. Personne dans le village ne doit me voir.
7h50. Mon institutrice, madame Godefroy passe en voiture et me voit marcher en direction opposée à celle de l'école. Elle ralentie. Elle s'arrête. Mon coeur bat très fort. Elle se penche et ouvre la vitre, côté passager :
- Bonjour Théo.
- Bonjour, madame.
- Mais où vas-tu comme ça ? Ce n'est pas le chemin de l'école, me semble-t-il ?
- Non... je vais acheter des cigarettes pour papa.
Silence. Elle regarde sa montre.
- Dépêche-toi, alors tu vas être en retard...
- Oui, madame. Je me dépêche.
8h20. Ma mère fini de se maquiller puis repasse son uniforme, avant de préparer le petit déjeuner de "l'autre".
9h10. "L'autre" se réveille.
- Bonjour.
- Bonjour. (Silence) Tu n'es pas venue te coucher ?
- Non.
Silence. Il prend son café dans le silence. Froideur habituelle du lendemain de ses violences.
- Tu finis à quelle heure ?
- 20 heures.
Silence.
- Et Théo ?
- Je l'ai mis à la cantine ce midi. Ne t'occupe de rien.
9h55. Ma mère, habillée de son uniforme, entre dans la voiture et fais mine de partir au travail.
9h58. Les trois coups de klaxon. Les mains gelées, j'attrape mon cartable et cours jusqu'à la voiture.
- Personne ne t'as vu ?
- Si. Madame Godefroy.
- Merde.
Nous faisons la route en direction de Saint-Laurent-du-Puy, pour retrouver Joséphine.
10h32. Ma soeur et Samuel sont au rendez-vous comme prévu. Ma mère se gare sur le bas-côté. Met les warnings. Nous disons au revoir à Samuel. Ma mère et ma soeur sont en larmes. Samuel aussi.
- Je t'aime, Joséphine.
- Je t'appelle ce soir. Je t'aime.
- Oui... ce soir.. je t'aime.
- Moi aussi... Je t'aime...
- Je t'aime...
10h35. Nous prenons la route pour Bronges. Direction le Centre Commercial où travaille ma mère.
10h56. Centre commercial. Ma mère gare la voiture sur le parking. Nous prenons toutes les affaires et nous nous dirigeons vers les bureaux du 2ème étage. Service administratif.
- Myriam qu'est-ce qui se passe ?
- Faut que je vois Savelli...
- Pourquoi t'es "speed" comme ça ?
- Tu veux bien garder les enfants dans ton bureau ?
- Oui... bien sûr...Qu'est-ce qui se passe ?
Nous restons dans le bureau de Didier, le chef comptable. Il me fait jouer à un jeu sur son ordinateur. Muriel, la secrétaire de direction, nous apporte un chocolat chaud. On n'est à l'abri, maintenant.
Au bout d'une bonne demi-heure, ma mère sort, avec le directeur, Monsieur Savelli. Plusieurs collègues sont là. Ils passent, et repassent pour soutenir et serrer très fort ma mère dans leur bras. Pierrette pleure. Puis Pascale prend les choses en main :
- Appelle ta soeur de mon bureau. Tu seras plus au calme.
- Oui...
- Elle habite où ?
- A Saint-Velin... c'est à 4 heures de route.
Ma mère entre dans le bureau de Pascale. Elle compose le numéro de ma tante Sylvia.
- Allô Sylvia... c'est moi, ma chérie... Ecoute, est-ce que tu peux venir nous chercher ?
- Mon dieu... ça y est ?
(A suivre.)