Khalil est l’un des auteurs – sous pseudonyme – d’un brulot qui ne peut que déplaire au pouvoir totalitaire iranien. La République islamique a montré lors des dernières élections de 2009 combien elle méprisait l’opinion de son peuple. Non seulement dans le cadre du vote truqué, mais aussi face aux milliers de manifestants. Zahra’s Paradise raconte justement le calvaire des opposants au régime. Le roman graphique, d’abord publié sur Internet, est écrit par deux auteurs bien informés résidant hors des frontières iraniennes. Lors d’un passage discret à Paris, la rédaction d’Auracan.com a pu rencontrer le dessinateur et co-scénariste Khalil. Rendez-vous est pris au fond d’un café. Un prochain entretien est déjà programmé avec l’autre scénariste Amir.
Zahra’s Paradise, début du chapitre IV © Khalil et Amir / Casterman
Quel a été le déclic de cette histoire ? Amir a été choqué par l’élection truquée de juin 2009. Voir des jeunes se faire tuer, torturer et disparaître, l’a rendu malade. Il a entendu parler de cette pauvre femme iranienne à Téhéran, devenue célèbre grâce à une vidéo diffusée sur YouTube, qui cherchait désespérément son fils disparu après une grande manifestation qui a suivi l’élection. Elle est allée dans les commissariats, dans les hôpitaux, à la morgue, dans les tribunaux… À chaque fois, on lui répondait : « Vous savez, il y a beaucoup de gens qui disparaissent ; ce n’est pas notre affaire. Nous sommes désolés. » C’était comme si son fils n’avait jamais existé. C’était terrible. Une sorte de monde parallèle. Elle n’a jamais laissé tombé, jamais accepté les excuses et les prétextes ou autres subterfuges. Malheureusement, elle a finalement retrouvé le corps. Cet album retrace cette histoire poignante. Amir m’a suggéré la forme du roman graphique. Je lui ai répondu qu’on risquait d’exposer cette famille encore davantage, et peut-être aussi, sans le vouloir, de la vexer, car nous ne sommes pas là-bas. Je lui ai alors proposé de plutôt réaliser une fiction. Et nous l’avons fait.Zahra’s Paradise © Khalil et Amir / Casterman
Vous pouvez être plus précis sur vos identités ? Amir est écrivain et journaliste, originaire d’Iran. Il y a vécu jusqu’à ses douze ans en 1979, l’année de la révolution. Comme beaucoup d’Iraniens, sa famille a émigré car la vie y est devenue impossible. Je suis moi-même arabe, mais pas d’origine persane. Comme je vis dans une communauté iranienne aux États-Unis, je me suis fait beaucoup d’amis en Iran. Je suis dessinateur de presse professionnel, mais aussi sculpteur, depuis une trentaine d’années sous mon vrai nom. J’ai fait la connaissance d’Amir avant même que cette idée lui vienne. Amir appréciait mon travail et voulait faire quelque chose avec moi, pourquoi pas un roman graphique ? Ces événements sont arrivés et il m’a proposé ce projet. Nous sommes tombés d’accord car nous étions tous les deux touchés par cette histoire qui fait écho à beaucoup d’expériences vécues par d’autres en Argentine, au Chili, en Espagne…Vous écrivez tous deux sous pseudonyme. Vous sentez vous menacés ? Bien entendu. Ces gens-là ont prouvé ne pas être des enfants de cœur. C’est justement le sujet de Zahra’s Paradise. Comme Amir a de la famille et moi des amis là-bas, nous préférons ne pas dévoiler nos noms. Pourquoi faciliterions-nous la vie de ces bourreaux ? Pourquoi exposerions-nous la vie de nos amis et nos familles ? Cela n’aurait aucun sens. Au contraire, notre anonymat nous permet d’être totalement libres. Et, effectivement, notre livre ne fait pas de quartier !
Zahra’s Paradise, extrait du prologue © Khalil et Amir / Casterman
Entrons donc dans ce livre. Le prologue, très différent du reste, n’est-il pas le résumé de tout l’album. A-t-il été écrit avant ou après le reste ?Zahra’s Paradise, page 65
© Khalil et Amir / Casterman
Le sujet est vraiment la répression après les manifestations consécutives aux élections truquées au travers de la quête d’un jeune homme qui a été enlevé. Cette forme est-elle le seul moyen d’exprimer l’opposition à un régime devenu totalement totalitaire ? Dans le chapitre IV, La Presse du peuple, on voit qu’il y a moyen de moyenner même dans une dictature dure et fasciste. Il est possible de résister en surface passive. Les gens ne se gênent pas d’utiliser la photocopieuse, Internet ou le téléphone portable. C’est comme cela qu’Amir et moi, ayant trop peur d’aller là-bas, avons pu relayer ces informations. Ce ne sont pas nos informations, mais nous faisons partie de la chaine qui part de Téhéran. Les auteurs de cette histoire sont en fait le peuple iranien ! Ils ont pris des risques en faisant des vidéos. Eux sont courageux alors que nous ne prenons pas vraiment de risques directs. Comme on l’a vu en Tunisie, en Égypte ou en Lybie, quand les gens en ont vraiment assez, les dictatures tombent. Je pense que l’Iran en est arrivé à ce stade là. Aujourd’hui, c’est trop tard pour les dictateurs.
Zahra’s Paradise, extrait page 15 © Khalil et Amir / Casterman
Zahra’s Paradise est un titre à multiples sens. Peut-on en dévoiler certains ? Oui absolument. Dans ce titre, il y a en effet tout. D’abord l’Iran : cela peut être une métaphore pour le pays en entier où des forces de la mort veulent faire du pays un véritable cimetière. Le paradis lui-même car cela reste quand même un paradis. Le mot lui-même a été inventé par les Persans. Il signifie jardin emmuré. Et on le voit au travers du roman avec des petits jardins et le fruit défendu… C’est en effet très poétique avec plusieurs niveaux de lecture. Amir est un journaliste de profession mais aussi un poète.Et puis Zahra est aussi la fille du prophète... Vous avez raison. C’est le symbole de la pureté dans la religion musulmane. On appelle le paradis de Zahra, ce grand cimetière, parce que c‘est un peu l’entrée au paradis. La tombe est une sorte de porte horizontale par laquelle on accède au paradis. Vous avez amplement raison. La connotation est très riche et je vous laisse découvrir les autres.
Zahra’s Paradise, extrait page 209 © Khalil et Amir / Casterman
Zahra’s Paradise
extrait page 84
© Khalil et Amir / Casterman
Zahra’s Paradise, page 85
© Khalil et Amir / Casterman
Dans la scène suivante, vous rappelez que l’homosexualité est condamnée à mort par pendaison en Iran. En même temps, les tortionnaires se livrent assez allègrement à des viols des prisonniers. C’est incroyable… C’est pourtant totalement vrai ! Difficile d’expliquer ce phénomène pathologique. Ce n’est pas propre à l’Iran. L’utilisation de la torture est abjecte. Seuls des psychiatres pourraient nous permettre de comprendre ces malades. J’avais interviewé Henri Alleg pour son livre La Question dans le cadre de mon émission de radio aux États-Unis. Et on avait évoqué cette intersection entre la torture et l’érotisme. C’est troublant, mais très souvent le tortionnaire arrive à trouver du plaisir dans de telles situations.
Zahra’s Paradise, page 104 en hommage à Escher
© Khalil et Amir / Casterman
Au plan graphique, ce roman est d’une grande richesse avec de belles références. Quelles sont vos influences ? Mes plus grandes influences sont sans doute la bande dessinée franco-belge incarnée par Hergé, André Franquin, Hugo Pratt ou Jean Giraud. Je ne prétends pas avoir adopté leur style graphique, mais j’apprécie leur dessin, et aussi leur façon de découper, le suspense à la fin. J’apprécie aussi le Hollandais Escher à qui je rends hommage page 104. Cet auteur a passé des années en Andalousie à dessiner. Il m’intéresse à double titre, pour ses jeux graphiques et son style mauresque.
Zahra’s Paradise, double page 168-169 © Khalil et Amir / Casterman
Est-ce le scénariste poète ou le dessinateur qui a influencé les parties oniriques comme la double page 168-169 qui en même temps dit tout du système iranien ? Je l’ai imposé à mon coscénariste. Je suis très intéressé par le côté subconscient et adore donc dessiner des rêves, des trucs surréalistes. Quand j’ai reçu pour cette partie le texte d’Amir. Il m’avait fait 40 pages de détails. Pour ne pas nuire à la narration, je lui ai proposé un prix d’ami : une grande image avec tout dedans. Vous avez raison, cela dit tout.
Zahra’s Paradise, le poème de la page 218
© Khalil et Amir / Casterman
Vous avez beaucoup dialogué pour réaliser cet album, n’est-ce pas ? Nous nous rencontrions pendant 3 à 4 jours au moins une fois par mois pour échanger, nous bagarrer et aboutir à quelque chose qui nous convienne vraiment bien et qui soit intéressant.
En annexe, il y a une longue liste de près de 17.000 victimes de ce régime. La Fondation Abdorrahman Boroumand, installée aux États-Unis, s’est attachée dès le départ à recenser ces personnes disparues. Il s’agit pour elle d’un vrai travail de mémoire, mais aussi une manière d’aider à les retrouver. Elle a accepté dès le début de s’associer à ce livre. Cette publication – la première – est une sorte de monument à la manière du monument du Vietnam à Washington. Comme cela, ils ne disparaissent pas complètement...
Zahra’s Paradise, image de fin : l'espoir...
© Khalil et Amir / Casterman
Allez-vous continuer cette saga ? Oui nous aimerions savoir ce qu’il advient de ces personnages, notamment le jeune qui est parti en Turquie... _________________________ Propos recueillis par Manuel F. Picaud en 2011
Illustrations Zahra’s Paradise © Khalil et Amir / Casterman
Blog de Zahra's Paradise : www.zahrasparadise.com
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