A l'entrée d'un hameaux, adossé à la chaîne des Vosges, demeurait un pauvre tisserand, avec sa femme et leurs deux enfants. Leur maison était petite ; c'était plutôt une chaumière ; elle était perchée sure le haut d'une colline. La mère et les enfants étaient tristes, car le père était malade et ne pouvait guère travailler. Les remèdes coûtaient cher, ils ne guérissaient pas, et peu à peu la misère s'intallait au logis. La navette courait de plus en plus mollement sur le métier ; enfin, un matin, elle s'arrêta : le père, sur son lit de mort, reposait, les mains jointes.
Alors, la misère fut plus grande encore. La mère cousait, cousait tout le long du jour ; mais son ouvrage était si peu payé ! Bientôt le pain manqua dans la huche. Jeannot, tout petit encore, mangeait les meilleures croûtes et pleurait tout haut, disant qu'il avait encore faim. Clairette, l'aînée, âgée de douze ans, partageait les soucis de sa mère ; elle secouait tristement sa tête blonde en disant :
"Si seulement je pouvais leur donner du pain !"
Un matin, elle eut une idée ; très décidée, elle déclara :
"Mère, je veux aller, moi, chercher de l'ouvrage. Ne t'inquiète pas : je reviendrais quand je serai riche !"
Et, bravement, l'enfant part, malgré les craintes de sa mère, qui la suit longtemps des yeux. Seule dans le vaste monde, elle va plus loin, toujours plus loin. A chaque demeure qu'elle rencontre, elle s'arrête et demande :
"Avez-vous de l'ouvrage à me donner ?"
Mais les gens sourient et répondent :
"Tu es bien trop petite, tu n'es bonne à rien !"
Et Clairette soupire et marche encore.
L'après-midi se passe. A l'horizon, le soleil rougit, et tout près le grand bois s'assombrit : tout à l'heure, il fera nuit. Alors, Clairette, effrayée, regarde autour d'elle. Ce ne sont partout que des montagnes, de hauts rochers. De maisons, point ! D'argent, moins encore ! Hélas ! où est sa mère, si loin, si loin d'elle ?
Fatiguée, désespérée, la petite fille se laisse tomber sur une pierre, et, cachant sa tête entre ses deux mains, se met à pleurer.
Soudain, voici qu'un petit homme se trouve devant elle ; il est tout de rouge vêtu, et une grande barbe blanche lui tombe jusque sur les pieds ; il sourit amicalement.
"Tu pleurs, ma fille ? dit-il. Qu'as-tu ?"
Et comme le petit homme paraît très bon, et que très doucement il s'est assis auprès d'elle, l'enfant reprend courage et sèche ses larmes. Puis elle demande :
"Et toi ? Qui es-tu ?
- Je suis Bon-Coeur, un des nains de la belle fée Sagesse.
- Ah ! s'écrie Clairette, ma mère m'a souvent parlé des bons nains de la forêt. Tu m'aideras, dis, mon Bon-Coeur ?
- Que sais-tu faire ? demande le nain en riant. Sais-tu seulement faire la cuisine ?
- Ah ! mais oui ; ma mère m'a appris à faire la soupe.
- Eh ! bien, suis-moi chez ma maîtresse", dit le nain en prenant la main de l'enfant qui, toute confiante, se laisse conduire.
Arrivés devant un gros rocher, le petit homme s'arrête, et frappe trois coups sur la pierre, qui s'entr'ouve.
"Où sommes-nous ? demande Clairette tout bas.
- Chez la fée Sagesse," répond le nain.
Et tous deux s'engagent dans un long corridor qui s'enfonce sous terre. Les voici dans une grande salle resplendissante de lumière. Des nains, encore plus petits que Bon-Coeur, assis sur des sièges d'or, jouent sur des luths d'ivoire, et des elfes dansent en rond. La fée, couverte d'un long manteau d'hermine, s'avance vers Clairette et lui dit :
"Je sais qui tu es, et je vais te faire un cadeau : vois ces deux objets, choisis, et tâche de choisir avec sagesse !"
Et elle montre à la petite fille deux coussins déposés à ses pieds : sur l'un, de satin rouge, s'étale un bel éventail en nacre orné de perles, sur l'autre, de velours vert, repose une simple cuillère de bois jaune, comme on peut en voir dans toutes les cuisines.
Clairette a posé son index sous son menton et réfléchit. Une autre fillette eût peut-être saisi tout de suite le bel éventail ; elle, Clairette, réfléchit longuement. Enfin, elle dit :
"Madame la Fée, puisque vous me permettez de choisir, je prends la cuillère de bois. Je ne suis qu'une petite fille très pauvre ; l'éventail ne me serait d'aucune utilité."
Le nain se frotta les mains d'un air ravi, et la fée Sagesse s'écria :
"Bravo, Clairette ! Tu as choisi sagement. Emporte la cuillère, garde-la jusqu'à ce qu'elle t'ait porté bonheur, et sache qu'avec elle tu es sûre de réussir tous les mets que tu voudras préparer, quels qu'ils soient !"
La fée embrassa l'enfant ; le nain lui prit la main, la reconduisit jusqu'au rocher qui s'ouvrit encore une fois, et elle se retrouva seule dans la forêt.
C'était un matin merveilleux. Tous les animaux du bois se réjouissaient du beau rayon de soleil qui filtrait à travers les grands arbres. Les écureuils se penchèrent sur les branches pour regarder cette petite fille qui marchait seule avec sa longue cuillère. Un lézard, effarouché, se glissa rapidement sous les pierres, au bruit de ses pas.
Clairette marchait toujours. Tout à coup un vacarme assourdissant vint troubler la quiétude de ce beau matin. On distinguait des appels de cors, auxquels se mêlaient des aboiements de chiens et des piétinements de chevaux ; et, dans une vaste clairière, elle vit déboucher de nombreux cavaliers. C'était le roi qui offrait une chasse à ses invités. Il avait choisi cet endroit pour y déjeuner.
Les courtisans, vivement, sautaient à bas de leurs selles, jetaient les rênes aux valets, pour s'empresser autour du roi, l'aider à descendre de cheval, car il était très gros et très lourd. En hâte, on installait des tables sur la prairie. D'une grande voiture, on déballait les vivres. Les marmitons couraient de droite et de gauche, allumaient de grands feux. Les cuisiniers se bousculaient, préparaient les viandes.
De loin, Clairette assistait à ce tohu-bohu. Enfin, s'enhardissant, elle s'avança vers le cuisinier en chef.
"Monsieur le chef, demanda-t-elle, voulez-vous m'employer ?"
Celui-ci tourna vers elle sa bonne grosse figure rougeaude :
"A quoi es-tu bonne, petite fille ? dit-il en riant.
- A ce que vous voudrez, répliqua l'enfant sans se déconcerter.
- Eh bien, voilà du bouillon, des oeufs, des herbes ; prépare ma soupe, et gare à toi si elle n'est pas bonne !"
Clairette, aussitôt, mit sa cuiller à l'oeuvre, et bientôt déclara :
"C'est prêt !"
La soupe eut un tel succès, que d'emblée le chef des cuisiniers engagea Clairette dans l'armée des marmitons royaux. Et la voici installée dans les cuisines du palais !
Or, le roi, qui était fort gourmand, manda un jour son premier ministre et lui ordonna de faire annoncer à son de tambour dans tout le royaume qu'il donnerait une bourse pleine d'or à celui qui lui apporterait le meilleur pâté. Aussitôt, comme bien vous pensez, chacun se mit en frais. Tout le pays embaumait d'une délicate odeur de viandes confites et de croûtes rôties. Et le roi attendait, silencieux, assis sur son trône, ayant à ses pieds son fou familier. En longue file, les seigneurs s'avançaient, chacun suivi de son page qui portait un pâté. D'un seul coup d'oeil, le roi jugeait, et sa figure devenait de plus en plus sombre. Car il n'était pas satisfait ! Il avait rêvé quelque chose d'extraordinaire, lui apportant une jouissance inconnue, et certes, tous ces pâtés étaient beaux et sentaient bon ; mais non, non, ce n'était pas cela !
Soudain, à deux battants, la porte s'ouvre, et deux hommes apportent sur un brancard un gigantesque pâté, si grand, si beau, si odorant, que de mémoire d'homme personne n'avait rien vu ni rien flairé de semblable : sa croûte était si bien dorée, qu'on l'eût dite faite d'or pur ; il s'étageait avec art en formant une couronne : c'était un vrai pâté royal ! Le fou regarde son maître en clignant de l'oeil. Celui-ci s'écrie :
"A la bonne heure ! Qui a fait ce chef-d'oeuvre ?"
Toute radieuse, Clairette, sa cuillère à la main, s'avance, et le cuisinier en chef, tout gros qu'il est, s'efface pour la laisser passer.
"Quoi ? fait le roi étonné, une si petite fille a fait cela ?"
Gravement, il goûte au pâté, le savoure à loisir, le trouve irréprochable, et dit :
"Je n'ai qu'une parole !"
Et il fait remettre à l'enfant la bourse pleine d'or.
Clairette repartit aussitôt pour apporter son trésor à sa mère. En traversant la forêt, elle rencontra le nain qui lui dit :
"Te voilà riche, maintenant ! Rends-moi la cuiller, et sois heureuse !"
Clairette obéit et se remit en chemin, allant toujours plus vite, et voilà son village... et voilà la maisonnette au haut de la colline.
Elle court, ouvre la porte, et se précipite dans les bras de sa mère en criant :
"Mère, me voilà ! je suis riche !"
La pauvre femme, stupéfaite, laisse tomber la bourse que lui tend Clairette ; l'or s'éparpille sur la terre battue, Jeannot avance ses petites mains pour en avoir ; et c'est ainsi que, grâce à la brave Clairette, et grâce aussi à la bonne fée Sagesse, on ne manque plus jamais de rien dans la pauvre maisonnette au haut de la colline.
Marguerite DOUXAMI - 1912