La SF, une littérature de la métamorphose
La Science-Fiction est une littérature de genre, elle appartient au domaine de l’Imaginaire. Mais, à la différence d’autres littératures de genre comme le roman policier de déduction ou le roman d’amour, qui sont des littératures de la connivence avec le lecteur, c’est une littérature de la métamorphose. C’est-à-dire une littérature produisant fréquemment des œuvres à travers lesquelles le lecteur va vivre, construire — ou à la rigueur simplement accepter —, une métamorphose explicite de sa réalité consensuelle et de sa façon de voir le monde.
En pratique, cela se traduit par une « lecture » différente des œuvres de SF. Le travail de construction de la réalité d’un livre de SF — en particulier tout ce qui est gestion de l’information nécessaire à la cohérence interne —, la gymnastique mentale nécessaire à l’acceptation d’un jeu de règles différentes de celles communément admises, tout cela contribue à changer le regard que le lecteur porte sur le monde. Ceci est bien entendu vrai de toute littérature, de toute forme d’art. Mais la SF s’en est fait une spécialité — c’est presque une vocation du genre. C’est aussi une manière de la caractériser et de distinguer la Science-Fiction « vraie » des œuvres publiées sous cette étiquette et qui n’en possèdent que les images et les apparences, sans les mécanismes internes.
Le réel science-fictif
La réalité d’un livre de SF n’est pas la réalité consensuelle ordinaire. La SF décrit très souvent un élargissement du réel, par ajout de territoires ou par un affaiblissement des hypothèses communément admises. Depuis ses origines, on peut dire que la Science-Fiction s’est donnée en partie pour tâche d’agrandir la réalité accessible, — notoirement insuffisante —, en ouvrant des portes vers les profondeurs du temps et de l’espace, ou vers l’envers du décor.
Dans une œuvre se rattachant à la SF, le sentiment d’étrangeté — ou de rupture — peut naître de :
L’existence de lieux imaginaires — ou théoriquement inaccessibles à l’échelle humaine : autres planètes, mondes parallèles, etc.
De l’ouverture de nouveaux chemins vers, au choix : le passé, le futur, l’infiniment petit, l’infiniment grand…
D’un cataclysme à grande échelle…
D’un questionnement radical de la structure de la réalité. Tout ceci est truqué, découvre le héros — et le lecteur avec lui.
D’un changement dans la nature même de l’être humain :
Ceci concerne en particulier les mutations, qu’elles soient accidentelles ou provoquées, et les pouvoirs supra-normaux. L’être sur-humain — ou sous-humain — est un personnage fréquemment employé dans la SF depuis ses origines, sous toutes ses déclinaisons : mutant, héros à la Superman, communauté du Peuple, Slans, homme de Neandertal arraché du passé ou spationautes au corps modifié pour s’adapter à l’apesanteur… On peut y rajouter tout ce qui se greffe sur l’être humain pour lui donner de nouveaux moyens d’agir : exosquelettes, membres robots des cyborgs, ou broche neurale des explorateurs du virtuel dans les romans cyberpunks.
Les changements, quand ils ne naissent pas du hasard, sont souvent dictés par la nécessité — s’adapter à un environnement différent — ou par une idée du progrès — les thérapies géniques. Il y a toutefois aussi tout ce qu’on peut décider de faire non pas parce que c’est nécessaire mais parce que c’est possible. Pour l’instant, les altérations les plus extrêmes du corps humain ont été le fait de la chirurgie plastique, et pour des raisons qui relevaient parfois de la performance artistique ou de la volonté d’affirmation de soi. Lorsqu’on pourra jouer avec le capital génétique des enfants à naître, les raisons qu’il y aura de le faire pourront être très bizarres. Après tout, de nombreuses civilisations, jusqu’à très récemment, ont mutilé les enfants de façon « institutionnelle » pour en faire des chanteurs castrats, des mendiants plus efficaces, voire des éléments d’exposition ou de cirque. On connaît l’exemple de familles américaines du ghetto gavant leurs bébés d’hormones de croissance pour leur offrir de meilleures chances de devenir plus tard basketteurs professionnels. La même démarche appliquée à la génétique ouvre des perspectives terrifiantes.
Clairement, la SF est le lieu littéraire où la problématique de définition de l’humain a été le plus souvent abordé — via les mutants, les cyborgs, les clones, et les mutations génétiques. En fait, la manipulation génétique est un des rares domaines scientifiques où la SF a ouvert un certain nombre de débats en avance, bien avant que cela devienne possible, parfois même avant que cela devienne envisageable scientifiquement. Le problème, comme toujours, c’est qu’on ne peut pas savoir si les modèles humains « étrangers » que la SF a créés ont une quelconque validité. Il nous manque encore le point de vue de l’étranger.
A titre personnel, c’est un sujet que j’ai du mal à aborder en tant qu’auteur, essentiellement parce que ma définition de ce qui est humain (au sens « acceptable comme humain ») est plutôt vaste et que les frontières extrêmes en sont encore floues. J’ai même du mal à envisager des extraterrestres avec lesquels je ne pourrais pas m’asseoir quelque part et partager un coucher de soleil, un coup à boire (chacun le sien) ou un débat d’idées sur la vie, l’amour et le reste. Donc, je me vois mal coller une étiquette « garanti sans morceaux d’humanité dedans » sur qui que ce soit, y compris sur un personnage de fiction.
Bien sûr, on peut toujours écrire des textes à but polémiques, juste pour le fun ! J’ai un début de nouvelle dans un tiroir qui parle de fœtus qu’on a altéré avec du matériel génétique des singes verts d’Afrique afin de les immuniser contre le sida. Les bébés naissent donc avec des traits un peu plus simiens que la moyenne. Le problème, c’est qu’une des familles essaie de faire baptiser le petit dernier et que l’Église Catholique refuse…
Par contre, j’aime bien jouer avec l’esthétique de l’altérité. Imaginer des gens qui sont nés avec des ailes ou des griffes, parce que leurs parents ont sublimé un vieux rêve à travers leurs gosses. Ou avec une peau d’une nuance particulière, choisie à partir de modèles (essayez d’imaginer ce que peuvent être les catalogues d’échantillons…). Bref, je m’amuse avec ce genre de possibilités esthétiques, plus que morales. Ce qui est une attitude typiquement européenne, d’ailleurs.
La métamorphose est ici explicite : qu’on le veuille ou non, il faut tenir compte de la différence de l’autre — quitte à le massacrer ensuite. L’être humain s’arroge une parcelle du pouvoir divin et rejette ses propres limites étriquées pour devenir autre, en brisant ses racines. Et le lecteur l’accompagne dans sa transformation.
De l’exploration des espaces intérieurs :
La SF, en tant que littérature de masse clairement identifiée et revendiquée comme telle, est un phénomène récent. Elle a, comme d’autres mouvements artistiques du XXe siècle, connu des élans vers la modernité, des éruptions post-modernes — la tendance actuelle est au néo-classique mâtinée d’un brin de baroque mais ça ne durera sans doute pas plus que le reste. Elle a aussi, inévitablement, exploré ses propres espaces intérieurs.
La branche de la SF qui s’est bâtie autour de ces plongées en eaux profondes revendique son étrangeté. On y trouve, pêle-mêle, des influences surréalistes, des emprunts à la psychanalyse et des techniques littéraires plus ou moins d’avant-garde. Les frontières avec une frange extrémiste de la littérature générale sont volontairement floues. Bref, on pourrait croire que la SF, ici, perd une part de sa spécificité et en particulier sa faculté de rendre compte de la métamorphose. À mon avis, il n’en est rien…
Pour ces œuvres en marge, — je pense à Aldiss, à Burrough —, l’élément crucial est ce que j’appellerai « le point de vue de l’extra-terrestre ». La littérature générale se place du point de vue opposé ; les plongées dans l’inconscient profond de James Joyce avaient pour but de « mieux rendre compte de l’humanité ». Au contraire, les œuvres de SF choisissent de disséquer l’humain comme si le manieur de scalpel appartenait à une autre espèce qui n’aurait avec la nôtre aucun rapport d’empathie. Le regard se veut froid, objectif, un rien décalé. Le sentiment de malaise qui en résulte nous aide à parfois à faire un demi-pas de côté, pour nous contempler nous-mêmes.
Une autre caractéristique de ces œuvres tient aussi à la façon d’utiliser les décors : ce sont des lieux malléables, mous, presque psychanalytiques — on trouve de nombreux exemples chez Ballard —, des paysages miroirs chargés de clés symboliques à décoder, des vastitudes sans limites apparentes et sans discontinuités. En général, ce décor est fixe ou englué dans une stase répétitive, comme si un instant privilégié se répétait en boucle et s’usait lentement au contact du héros, devenu pour un temps tête de lecture d’un monstrueux magnétophone.
Si l’espace et le temps sont liés, à un décor figé doit correspondre un présent perpétuel ; en étirant démesurément l’horizon, on ralentit d’autant le temps subjectif des personnages. Faites du décor une image fixe et les protagonistes de l’action, coincés entre les deux lamelles du présent, ne seront plus que de simples sujets d’observation sous le microscope du lecteur. Et celui-ci s’est métamorphosé en voyeur de sa propre humanité.
Une sexualité Post-moderne :
Les années 60 américaines ont été caractérisées par un « excès de choix possibles ». On se prépare à aller dans la lune ; c’est l’époque de la contre-culture et du mouvement des droits civils. La contestation permanente, ou au moins le débat permanent, s’installe dans les universités. Il n’est pas étonnant que de nouvelles façons de voir la sexualité se frayent un chemin dans les littératures populaires.
Trois thèmes vont prédominer :
a) Les êtres à la sexualité changeante, c’est-à-dire des êtres qui explorent tout au long de leur vie les deux faces de la sexualité telle que nous la connaissons. On retrouve cela chez Ursula Le Guin (les Géthéniens de la Main gauche de la nuit). On les trouvera plus tard chez Vonarburg et chez bien d’autres (voyez l’Histrion et Sexomorphose de Ayerdhal). Il y a aussi, de la part de certains auteurs masculins, de timides tentatives pour « partager » les sensations de l’autre sexe. En général, d’ailleurs, les autrices décrivent souvent des êtres sexuellement métamorphosables alors que les hommes décrivent des individus définitivement sexués dans un sens mais capables de « comprendre et ressentir » l’autre, souvent grâce à l’aide de la technologie. Silverberg est un bon exemple de cette approche.
c) L’analyse culturelle des jeux de pouvoir entre sexes, avec des inversions radicales de situation (l’homosexualité est d-venue la norme, les femmes dominent la société, un des sexes a disparu — dans "Houston, Houston, me recevez-vous ?" de James Tiptree, Jr. [Alice Sheldon], le clonage sert à compenser la disparition des hommes — etc.), des changements de parité (l’égalité est totale, la sexualité de groupe, ou la bisexualité sont devenus la norme — Varley entre autres a beaucoup joué là-dessus —, etc.).
Toutefois, la SF a peu fantasmé sur le sujet. Elle a étudié les conséquences sociétales de ce type d’hypothèses mais elle a rarement envisagé des variations coquines. La sexualité reste une chose privée et « de peu d’importance » au sens de la civilisation anglo-saxonne protestante. Le plaisir est moins important que le pouvoir qui en découle. L’un des rares fantasmes des années 60 et 70 qui soit ouvertement sexuel, c’est l’amour en apesanteur.
Il faut noter aussi que les sociétés futuristes sont assez régulièrement structurées autour de contingences morales qui sont celles du XX° siècle. Cela rend souvent la lecture des œuvres des décennies précédentes un peu surprenantes.
En fait, il faut attendre les années 80 pour voir apparaître des choses nettement plus drôles, comme de nouveaux organes sexuels artificiellement conçus chez Varley. Beaucoup plus rarement, ont été produites des œuvres intégrant une sexualité affranchie de la morale, ou intégrant une morale adaptée à la société futuriste qu’elle décrit et qui ne fait plus référence, ni explicitement, ni implicitement, à ce que nous considérons comme « normal » ou acceptable. Il y a une altérité réelle qui apparaît et qui demande au lecteur un grand écart moral. Un peu l’équivalent en peinture du passage à l’abstrait, qui impose un regard et une grille d’appréciation qui doit être incorporé à l’œuvre même.
Crash, de Ballard, dont Cronenberg a donné une lecture intéressante, ou « La foire aux atrocités » qui date des années 1960. Par un travail sémiotique permanent, Ballard débusque la sexualité dans des endroits où on ne songe pas à la chercher : les objets connotés (voiture, piscine, éléments de mode), l’environnement architectural et les perspectives des villes bombardées, etc. Plus près de nous, Brett Easton Ellis poursuit une démarche similaire dans American Psycho et surtout dans Glamorama. C’est une sexualité « distanciée » — compensée chez Brett Easton Ellis par des passages très crus — mais presque entièrement fantasmatique.
L’IA et son double, de Scott Westerfeld dans lequel les codes moraux sont tellement différents des nôtres que l’un des personnages principaux, qui est une intelligence artificielle, développe son intelligence et sa personnalité en initiant une gamine à la sexualité — sexualité vue comme vecteur principal du progrès dans la connaissance de soi. Le livre décrit aussi un certain nombre de gadgets sexuels totalement inédits puisque la sexualité, dans ce contexte, consiste à laisser l’autre jouer directement sur son réseau neural sans passer nécessairement par les zones érogènes ordinaires.
Les sexualités alternatives en SF sont apparues tardivement, et ne commencent qu’à peine, disons depuis 20 ans, à s’affranchir des éléments les plus rétrogrades de la morale ambiante pour inventer une authentique « sexualité post-moderne ». Mais la tendance risque d’exploser dans un futur proche.
(à suivre…)
Jean-Claude Dunyach
Communication donnée au Colloque de Cerisy 2003