Pourquoi je ne vous embaucherai pas

Publié le 30 janvier 2012 par Copeau @Contrepoints

La Hongrie traverse actuellement une assez grave crise interne, et notamment économique. Cette crise économique a poussé un entrepreneur hongrois à relater, en quelques billets rapides sur son blog, quelques vérités parfois pénibles à entendre, surtout lorsqu’elles sonnent si justes et sont si facilement transposables pour un Français. Deux de ses billets ont atteint une certaine notoriété sur la toile, dépassant les frontières de la Hongrie. L’information avait été relayée par notre éditorialiste il y a quelques jours. Contrepoints en propose cette semaine une traduction pour ses lecteurs.

Par Andor Jakab, depuis la Hongrie
Article original en hongrois du 27 juillet 2011, et en anglais du 6 janvier 2012.

Je pourrais embaucher 12 personnes avec un salaire net de 760€, mais je ne le fais pas. Je vais vous dire pourquoi. Vous pourriez travailler pour mon entreprise de services dans un bureau agréable. Ce n’est pas du télémarketing, ce n’est pas une arnaque. Vous effectueriez un travail sérieux qui demanderait des compétences avancées, 8 heures par jour, 5 jours par semaine. Je vous emploierais légalement, je paierais vos charges salariales et votre sécurité sociale. Je pourrais offrir un tel emploi à une douzaine de personnes, mais je ne le ferai pas, et je vais ici vous expliquer pourquoi.

Si je devais embaucher, je n’engagerais aucune femme.

La raison est simple : les femmes donnent naissance à des enfants. Je n’ai pas le droit de demander à une candidate si elle veut en avoir ou pas. Si j’avais le droit, et en supposant qu’elle me réponde, elle pourrait me duper délibérément, ou elle pourrait changer d’avis.

Comprenez-moi bien, je n’ai aucun problème avec les femmes qui donnent naissance à des enfants. C’est comme ça que je suis né et c’est comme ça que mon enfant est né. Je n’embaucherais aucune femme parce que quand elle tombe enceinte, elle a droit à 3 ans de congé maternité, 3 ans pendant lesquels je ne peux pas la licencier. Si elle a deux enfants, le congé dure 6 ans.

Bien sûr, le travail doit être fait, donc il faut embaucher quelqu’un d’autre pour travailler à sa place pendant qu’elle tue le temps de ses longues années de vacances. Non seulement je n’ai pas le droit de la licencier tant qu’elle est en congé, je n’ai pas le droit non plus de la licencier quand elle revient. Je dois donc licencier celui ou celle qui a travaillé à sa place tout ce temps. Quand une femme revient d’un congé maternité, je suis légalement obligé d’augmenter son salaire au niveau actuel. De même, je suis obligé de lui donner les jours de congés normaux qu’elle a accumulés pendant son congé maternité. Lorsqu’elle revient au travail, elle redémarre avec 2 à 4 mois de congés payés.

Si je devais embaucher, je n’engagerais pas non plus de personnes de plus de 50 ans.

Ce n’est pas que j’ai un problème avec les personnes les plus expérimentées professionnellement. Je ne les embaucherais pas parce qu’ils sont bientôt dans l’âge « protégé ». Je serais alors piégé avec eux, comme je serais piégé en employant des femmes. Vous n’avez pas le droit de licencier des personnes dans l’âge « protégé », et j’aurais donc à payer le salaire et ses coûts associés même si il ou elle ne travaillait pas bien, ou au moins à un standard acceptable. Je ne pourrais pas licencier le salarié « protégé », mais il faut bien quelqu’un pour faire le boulot : je devrais donc employer une autre personne. Ça ne me pose aucun problème qu’ils soient protégés, mais je ne les embaucherais pas.

Si je devais embaucher, je n’engagerais que des hommes de 25 à 50 ans.

C’est aussi un risque de les embaucher. Je n’ai pas le droit de les licencier. Si pour quelle que raison que ce soit (mon chiffre d’affaires n’est pas assez élevé, ou leur travail ne me convient pas) je souhaite le faire, il y a un risque élevé qu’ils me traînent aux prud’hommes, et il y a de fortes chances qu’ils gagnent. Mais je serais prêt à prendre ce risque.

Vous me coûteriez 1572 €.

Ce sont les données 2011 du calculateur de salaire disponible sur www.nettober.com. Comme vous pouvez le voir, votre salaire de 760 € coûterait à ma société 1572 €. La seule façon de diminuer le poids des taxes sur le salaire est de diminuer celui-ci. Mais je ne vous embaucherais pas pour moins d’argent, car je pense que vous ne pouvez pas avoir un niveau de vie décent pour moins de 760€. Vous seriez déprimés, vous détruiriez votre vie, mon entreprise et moi-même. Par conséquent, je ne veux pas engager qui que ce soit pour un montant plus faible.

Il n’y a qu’en Hongrie qu’on se fait autant baiser (NdT : la France n’est que 2e car ce graphique exclut l’impôt sur le revenu qui est prélevé a posteriori sur le salaire net) :

Ce graphique provient d’une étude du cabinet Deloitte (NdT : où l’on constate que la France mène bien le peloton lorsque l’on prend tous les prélèvements en ligne de compte). Comme vous pouvez le voir, l’État prend moins de la moitié de votre salaire partout ailleurs. Il est tout de même fâcheux que lorsque je vous paye plus de 1500 €, vous n’en receviez qu’un peu moins de la moitié. En particulier parce que vous n’obtenez pas de meilleurs soins médicaux que n’importe quel bénéficiaire du revenu minimum.

Je devrais aussi prendre en considération qu’une personne de 35 ans a droit à 25 jours de vacances par an. Cela veut dire un mois complet où il doit être remplacé. Si j’ai besoin du travail de 12 personnes, je dois en employer 13 pour tenir compte de celui qui est en congés à un moment donné.

Mais je vous offrirais tout de même un poste, en dépit de tout ce que j’ai expliqué précédemment.

Je suis un entrepreneur courageux. Les entrepreneurs prennent des risques, donc je vendrais mon logement et louerais un appartement. J’espérerais que les 90 000 € de la vente seraient suffisants. Je lancerais mon affaire avec bravoure, et si ça tournait mal (ce qui est probable avec les startups), je n’irais pas pleurnicher.

Ma société fournirait d’excellents services, et il est impossible de fournir un service de qualité sans des conditions de travail décentes. J’emploierais 13 personnes. J’aurais en permanence besoin du travail de 12 personnes, plus une qui travaille à la place de celui qui est en congé. 14 personnes, moi y compris, travailleraient dans 158 m² bien aménagés et confortables. Cela coûterait 10 €/m²/mois pour le loyer, et 3,5 €/m²/mois pour les frais, ce qui donne un coût total de 2133€/mois.

Mes dépenses mensuelles :

Bureaux : 2 133 €
Salaires : 13 x 1572 € = 20 436 €
Autres dépenses (comptable, marketing, etc.) : 3 058 €
Total : 25 627 €

Effrayant, non ? Cette somme représente ce que j’aurais à payer chaque mois, quel que soit mon chiffre d’affaires. Les bons mois, mais aussi les mauvais mois : pendant la basse saison de l’été, et avant Noël quand nous aurions bien moins de travail.

Cette entreprise ne pourrait pas compter sur plus de 1000 heures facturées par mois en moyenne. Donc pour rentrer dans mes frais et gagner assez pour payer les charges, il faudrait que je fixe mon prix à 25 627 €/1000 = 25 €/heure. Mais il n’est pas suffisant de rentrer dans ses frais, il faut faire un peu de bénéfice.

Je ne suis pas cupide, et le marché est difficile. Je prendrais une marge de 20%. Cela augmenterait mon tarif horaire à 30 €, auxquels il faut ajouter la TVA pour donner 37,5 €. J’arrondirais, par défaut, à 37 €. Mes clients paieraient 37 €/heure pour les services fournis.

Sur ces 37 €, 7 iraient directement à l’État et 30 à l’entreprise. Je suis d’un naturel optimiste. On aurait un marketing du tonnerre, mes plans marcheraient parfaitement, nous arriverions à vendre en moyenne 1000 heures de service par mois. La boîte tournerait à plein régime, j’aurais de la chance avec tous mes salariés, tout marcherait comme sur des roulettes.

Cela générerait 30 x 1000 € = 30 000 € de chiffre d’affaires mensuel.

4 373 € seraient du profit. J’aurais un salaire de 2 446 € brut, qui coûterait à ma société 3 144 €. Sur cette somme, je ne toucherais que 1 521 € en salaire net, presque le double de mes salariés, et l’entreprise ferait un bénéfice de 1 229 € avant imposition. Sur le bénéfice, j’aurais à payer 122 € d’impôt sur les sociétés ainsi que la taxe professionnelle locale, 2% du chiffre d’affaires, ce qui correspond à 600 €. À la fin du mois, il resterait sur le compte en banque de l’entreprise 507 €.

Je recevrais donc 1 521 € par mois, mais n’oubliez pas que j’ai vendu mon logement pour 90 000 € et que j’ai investi cette somme dans l’entreprise. Il faudrait donc que je loue un appartement pour au moins 300 €, sinon je serais à la rue. Je vivrais une vie modeste, ne dépenserais pas beaucoup, et ma femme gagnerait aussi de l’argent. Je n’aurais même pas le temps de dépenser beaucoup puisque je travaillerais 12 heures par jour, week-end inclus, soit bien plus que ce que je demanderais à mes salariés.

De cette façon, je pourrais économiser 900 € par mois. Ainsi, mon investissement de 90 000 € serait remboursé en 100 mois. Il me faudrait 9 ans pour récupérer l’argent investi dans l’entreprise afin de devenir propriétaire à nouveau. À partir de là je n’aurais plus à vivre avec un budget serré, je n’aurais plus à payer de loyer et n’aurais plus besoin d’économiser non plus. Je vivrais comme un Européen.

Dans ces circonstances – j’espère que c’est compréhensible – je ne suis pas pressé de vendre mon logement et d’investir l’argent pour monter une entreprise.

Mais pour les 4 raisons qui suivent, il est certain que je ne le ferai pas.

1. Des concurrents vendent le même service, illégalement, dans un cadre douteux, et ne prennent que 9 € de l’heure. Ils empochent simplement l’argent, sans même éditer de facture ; cela n’inclut même pas la TVA. Ils n’ont pas à prendre de responsabilité, il n’y a aucune garantie car officiellement ils ne font rien, il n’y a même pas de trace officielle ou légale de leur existence. Ils n’ont pas besoin de louer un bureau, de prendre un comptable. En faisant ça 5 heures par jour, ils peuvent facilement faire 1 000 € par mois. Ils feraient un beau bras d’honneur à mes offres d’emploi à 760 €, et leurs mains d’œuvre n’auraient pas le droit de faire du travail de cochon mais devraient être tous les matins au travail et être à la hauteur des standards professionnels. Il n’auraient pas le droit d’arnaquer les clients et s’ils essayaient, ils se feraient remercier.

2. La concurrence lancerait des campagnes de dénigrement contre mon entreprise. Je devrais faire face à la propagande anti-capitaliste, je serais vu comme un enfoiré de profiteur qui fait payer 37 € pour un service qui coûte 9 € par ailleurs, je serais un ennemi du bon peuple hongrois, pendant que d’autres travailleraient « honnêtement » pour le quart de ce que je demanderais.

3. Beaucoup de mes salariés ne viendraient travailler pour moi que pour apprendre les ficelles du métier et voler mes clients. Ils les détourneraient de moi en leur faisant miroiter qu’ils peuvent fournir la même qualité de service pour une fraction du prix. Après m’avoir volé suffisamment de clients, ils saboteraient leur travail dans ma société pour se faire licencier. Ensuite ils iraient aux prud’hommes, clamant que je les ai licenciés abusivement et ils gagneraient. En parallèle, ils travailleraient joyeusement pour la clientèle volée qui m’aura coûté une fortune à construire. Et bien sûr, ils se poseraient en victimes. Ils le claironneraient sur tous les toits, en disant à tout le monde qu’ils ont travaillé pour mon entreprise, qu’ils savent de quoi ils parlent. Non seulement mes services sont chers, mais en plus la qualité c’est n’importe quoi.

4. Me plaindre de tout cela n’aiderait pas. Personne n’en aurait rien à foutre.

C’est donc principalement pour ces raisons que je ne donne de boulot à personne. Et je pense que beaucoup d’entrepreneurs qui ont vécu l’expérience de la création d’entreprise n’offriront pas d’emploi à cause de ces éléments. Et c’est pour cela que de plus en plus de gens sont sans travail, achètent de moins en moins de choses, et payent donc moins de TVA. Et c’est pour cela qu’il y a de moins en moins d’entreprises convenables, qu’elles emploient moins de salariés, qu’elles payent moins de taxes, et qu’il y a moins d’argent public pour les aides sociales, et c’est pour cela que l’aide sociale est sur le point de prendre la forme de camps de travail.

Je vous offrirais un emploi si :

  1. je peux vous licencier, quand je veux et si je veux,
  2. la TVA descend à 20%, ou, mieux, 15%,
  3. l’État prend « seulement » 30% de ce que vous gagnez,
  4. les taux d’imposition n’augmentent pas exponentiellement avec le revenu,
  5. l’État punit la corruption au lieu des entreprises honnêtes.

À moins que ces choses ne changent, je n’offrirai pas d’emploi. À moins que l’État ne s’implique dans tous les aspects de la lutte contre la corruption, je ne me lancerai pas dans une entreprise, et je ne créerai pas d’emploi.

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Bien que cet article ait ébranlé la blogosphère hongroise au moment de sa parution en juillet 2011, générant plus de 90000 « likes » Facebook, rien n’a changé depuis. Au contraire. C’est bien pire maintenant. En Hongrie, un salaire net de 760 € est un rêve pour beaucoup de monde. Même les docteurs en début de carrière gagnent moins de la moitié. Par contre, les prix sont les mêmes que partout ailleurs.

À suivre : « Je ne vous donne pas de boulot. Suis-je un antisocial pour autant ? » ou mes excuses à ceux qui ont été mis en colère par les premiers paragraphes (publication dans la semaine sur Contrepoints).

Traductions : Thomas et W. Bell pour Contrepoints.