C’était une vieille maison que j’avais achetée pour presque rien. Depuis que je vivais en ville, c’est-à-dire depuis fort longtemps, la forêt me manquait. Ce n’étaient pas les trois arbres des boulevards qui pouvaient me satisfaire : c’est à peine s’ils renseignaient les passants sur le passage des saisons ! Des voitures, des voitures et encore des voitures. Du bruit, de la pollution et la foule omniprésente, envahissante, étouffante, voilà tout ce à quoi on avait droit dans cette cité tentaculaire. Alors, quand j’ai découvert cette ruine à la sortie d’un petit village, je n’ai pas hésité une seconde. Le prix en était plus que modique. Il est vrai qu’il n’y avait plus grand-chose qui tenait debout dans cette maison, mais après un an ou deux de bricolage et après avoir fait appel à différents corps de métier, elle était devenue habitable. Je n’ai pas dit confortable, j’ai dit habitable. En gros, une partie cuisine, une partie salle de séjour et deux chambres. Le reste attendrait, à commencer par la salle de bains. Ce n’était pas l’idéal de se laver à l’eau froide, le matin, dans l’ancienne écurie, mais mes finances ne me permettaient pas d’en faire davantage pour le moment. Après tout, je ne venais pas ici pour retrouver le confort de mon appartement citadin, mais pour redécouvrir la nature, la vraie.
Les jours où je me levais tôt, c’était un enchantement, en ouvrant mes volets, de découvrir la forêt, là tout près, qui s’éveillait elle aussi. En hiver un peu de brume flottait au-dessus de la cime des arbres dénudés, dont les branches étaient recouvertes de givre. En été, les premiers oiseaux chantaient, emplissant l’espace d’une harmonie enchanteresse. Curieusement leurs chants, si beaux, si équilibrés, renforçaient le silence environnant. Je veux dire que ce silence profond, propre aux grandes forêts, était en quelque sorte accentué par ces chants qui venaient l’interrompre un instant. Je m’accoudais à ma fenêtre et je regardais l’aube se lever. La lumière, d’abord bleutée, tournait à l’orange puis au jaune. Puis subitement le soleil apparaissait au-dessus du moutonnement des arbres et c’était un nouveau jour. Je ne me lassais jamais de ce spectacle et je me disais que la vie méritait d’être vécue, finalement.
Parfois, comme je lisais toute la soirée et jusqu’à une heure avancée de la nuit, il m’arrivait de me lever tard. En ouvrant mes volets, j’étais alors frappé par l’impression de paix qui régnait en ce lieu. Il était déjà dix heures du matin et pourtant tout était calme et silencieux. En ville j’aurais été accueilli par un concert de klaxons et de moteurs vrombissants. Ici, il n’y avait rien, rien que ce grand calme qui enveloppait toute chose, comme si j’avais atteint à une sorte d’éternité. Le soleil était déjà haut dans le ciel et le fait d’entrer ainsi dans une journée bien entamée me ravissait. C’était comme si tout m’était donné d’un coup, dans un geste gratuit. L’instant d’avant, j’étais dans la pénombre de ma chambre et subitement la vie était là, resplendissante et offerte. Il n’y avait qu’à la saisir.
C’est ce que je faisais, évidemment. Après un petit déjeuner rapide et frugal, je m’acheminais vers la forêt, que j’arpentais pendant des heures. Comme par enchantement, les soucis quotidiens ou professionnels s’évanouissaient au cours de ces longues marches. Mon esprit se vidait de tous ces tracas inutiles et finalement dérisoires qui empoisonnent notre vie de tous les jours. Petit à petit des idées plus sereines naissaient dans mon esprit et finalement je parvenais à relativiser tous les échecs que j’avais subis dans la vie. Puis ma lecture de la veille me traversait l’esprit et de fil en aiguille mon esprit vagabondait sur des thèmes littéraires. Il m’arrivait aussi de rêvasser à ma nouvelle compagne qui, la pauvre, avait dû rester dans la capitale pour son travail. Elle n’était jamais venue jusqu’ici et je me réjouissais déjà à l’idée de lui faire découvrir ces immenses forêts sans commencement ni fin qu’elle ne pourrait qu’apprécier. Je rêvassais donc comme cela, tout en marchant, et je croyais la voir à mes côtés, trottinant de son pas rapide et assuré. Pour un peu j’aurais écarté les branches qui obstruaient le chemin, afin qu’elle ne s’égratignât point le visage.
Quand je sortais de ma torpeur, il était plus de quatorze heures, je ne savais absolument pas où je me trouvais, et la faim commençait à me tirailler l’estomac. Le mieux était donc de rentrer. Oui, mais comment ? Généralement, j’étais complètement perdu. J’essayais bien de faire demi-tour et de m’y retrouver dans tous ces chemins, mais vous savez ce que c’est : les petits détails qu’on a enregistrés malgré soi (une flaque d’eau, un arbre tortueux, un rocher qui fait saillie) ne sont d’aucun secours quand on marche dans l’autre sens. J’errais donc souvent pendant des heures et quand enfin je me retrouvais dans des lieux connus de moi, j’étais à huit ou dix kilomètres de mon point de départ. Ces randonnées n’étaient pas pour me déplaire, je dois dire. D’abord parce que j’adore la marche et que ce n’étaient pas dix petits kilomètres en plus qui allaient me faire peur, mais surtout parce que l’idée de me perdre dans ces grands bois m’enchantait. C’était un peu comme si j’avais été coupé du monde. Tel un Dédale moderne, j’errais dans une sorte de labyrinthe dont il semblait tout d’abord illusoire de pouvoir sortir. Ce labyrinthe ressemblait finalement à la vie, où il n’est jamais très facile non plus de s’y retrouver. Pourtant, certains semblent avoir reçu des plans et des cartes d’état major à la naissance, car après avoir gravi rapidement tous les échelons de l’échelle sociale, ils en atteignent les sommets après un parcours sans faute. D’autres, comme moi, tâtonnent davantage et après avoir hésité beaucoup sur la route à suivre, finissent toujours par se tromper de chemin. Mais bon… Je me moquais bien d’avoir une grosse villa avec piscine et une Porche garée devant l’entrée. Mon bonheur n’était pas là, mais plutôt, justement, dans cette errance sans but précis, qui me permettait de mieux goûter à ce que le hasard de l’existence m’octroyait.
Je tournais donc en rond pendant des heures dans ma forêt et finissait par me prendre pour Robinson. Dernier homme sur la terre ou du moins seul homme à arpenter ces contrées sauvages, il me semblait atteindre un point de non retour. J’allais me perdre définitivement et on n’entendrait plus jamais parler de moi. Comme j’ai une imagination débordante, je me demandais ce qu’il allait advenir de mon petit appartement. Il me semblait voir les voisins s’interroger et se poser des questions sur mon absence. « Voilà quatre semaines qu’on ne l’a plus revu ! » « Il est peut-être en vacances ? » « Impossible, il me donne toujours ses clefs pour arroser les plantes du salon ». Puis on prévenait la police, qui finissait par convoquer un serrurier. On trouvait l’appartement vide et rien n’indiquait où j’avais bien pu aller. Alors on menait une enquête dans le département puis finalement dans tout le pays et après deux ou trois années j’étais déclaré mort. L’appartement était mis en vente et les voisins s’empressaient de faire la connaissance du nouveau propriétaire, surtout si c’était une jeune dame d’allure sportive, toute mince et bien bronzée. Pouvais-je leur en vouloir ?
Ou alors j’imaginais que pour une fois ma compagne était avec moi. Elle avait enfin pu se libérer de son travail pour trois jours et elle était venue me rejoindre ici, à la campagne. D’abord émerveillée par ma petite maison à moitié en ruine, qu’elle trouvait charmante, elle avait ensuite voulu faire une grande promenade dans la forêt. Et voilà qu’on s’était perdus. Comme nous étions deux, nous n’avions plus trop envie de retrouver notre chemin. Nous avions bien erré quelques heures, cherchant vaguement à nous repérer, mais nous n’avions fait que nous enfoncer davantage dans la profondeur des bois. Le soir venu, nous avions dormi enlacés sur un lit de fougères. Le lendemain, mieux reposés que dans une chambre d’hôtel, nous avions décidé de ne plus revenir vers la civilisation et de rester là, à arpenter sans fin ces bois merveilleux. Nous avions alors construit une petite cabane avec des troncs d’arbres et des branchages et nous avions vécu là tout l’été, coupés du monde, disparus pour tous.
Voila le genre de rêves un peu fous que je faisais tout en me promenant. La cause d’un tel délire, il fallait sans doute la chercher dans les livres. J’avais dû trop lire Jean-Jacques Rousseau et son mythe du bon sauvage avait dû éveiller en moi un désir de retour naïf à la nature. Bien sûr, je savais comme tout le monde qu’il n’y a rien de plus cruel que cette nature et que l’injustice y règne en maîtresse absolue, chaque espèce essayant de survire au détriment des autres. Mais bon, les livres, je vous dis, avaient faussé mon jugement et j’avais toujours en moi ce rêve de vivre coupé du monde, au cœur de la grande forêt primitive.
Bref, ce jour-là, donc, il était quasi vingt-et-une heures quand je suis enfin rentré chez moi, fourbu mais content. Je me suis préparé à manger, car je mourais de faim, puis, n’ayant pas trop envie de lire, je me suis aventuré, je ne sais trop pourquoi, vers le grenier, où je n’avais quasi jamais mis les pieds.