Dans les deux articles précédents, nous avons découvert la vie et l'oeuvre du boulanger Reboul et celles du perruquier Jasmin. Voici à présent la biographie du troisième poète ouvrier cité par Perdiguier dans Question vitale sur le Compagnonnage.
LE TISSERAND MAGU
Fils d'un marchand de toile parisien, Marie Eléonore MAGU naquit à Paris le 25 mars 1788. Son père, ruiné, devint marchand ambulant de faïences et se fixa à Tancrou (Seine-et-Marne). Le jeune Marie vécut à la campagne, fréquenta seulement trois ans l'école primaire quand il n'arrachait pas les chardons des champs pour gagner quelques sous. Il apprit le métier de tisserand. Il faillit perdre la vue vers l'âge de 18 ans et demeura toujours à la merci de la cécité. Etabli à son compte à Lizy-sur-Ourcq, il épousa sa cousine qui lui donna quatorze enfants, dont trois seulement survécurent. A partir de 1814, les troubles politiques et l'invasion de la France le contraignirent à devenir marchand forain durant plusieurs années.
Malgré sa faible instruction, Magu lisait beaucoup de recueils de poésies et notamment celles de La Fontaine. Il commença à écrire des vers simples qu'il faisait connaître lors de ses déplacements ou auprès des clients de son atelier. La biographie qui accompagne l'édition de ses oeuvres (1840) nous apprend que "Tous s'étonnèrent en voyant se révéler sous des formes incultes, un coeur bienveillant ; sous ce grossier vêtement de l'artisan, un caractère indépendant ; derrière un langage naïf et brusque, des idées poétiques, des pensées élevées."
Il fut remarqué en 1837 par les professeurs du collège de Meaux, qui l'encouragèrent à poursuivre son activité de poète ; les journaux de Meaux, Châlons-sur-Marne, du Cher, des revues parisiennes, lui ouvrirent leurs colonnes. L'Académie d'Evreux l'accueillit. Le roi Louis-Philippe le remercia pour une pièce de vers qu'il lui avait adressée à l'occasion de la prise de Constantine. En 1839, Béranger félicita "le pauvre tisserand de Lizy, qui, en devenant poète, n'a pas dédaigné la navette." La même année paraissait la première édition de ses oeuvres, qui fut suivie de plusieurs autres jusqu'en 1845.
Suite:
Magu était devenu célèbre. Béranger le reçut et lui fit obtenir une petite pension. En 1842, le sculpteur David d'Angers réalisa son portrait en médaillon (visible au musée consacré à l'artiste, à Angers). George Sand vint le féliciter et préfaça l'édition de 1845. En 1853, Eugène Baillet, un autre poète et chansonnier, écrivit "Le tisserand-poète de Lizy", qui comporte ces vers :"Il a chanté, comme fait la fauvette,
Sans s'occuper si quelqu'un l'écoutait ;
Il a chanté sans quitter la navette,
Rythmant les vers que son coeur lui dictait.
Quand il nous peint la nature et ses charmes,
On sent dans l'air le parfum des buissons,
Et quand il pleure il fait verser des larmes,
Le tisserand aux naïves chansons."
Magu était et demeura un authentique ouvrier-poète, attaché à son métier douze heures durant, travaillant dans une cave obscure et humide. Il n'avait cependant pas d'opinions politiques bien affirmées et écrivit peu de chansons sur sa condition, si ce n'est quelques poèmes mélancoliques où il évoque son labeur et sa pauvreté.
Il est l'auteur du poème "A ma navette", qui serait "l'une des premières oeuvres consacrées à l'exaltation d'un instrument de travail manuel", selon la notice du Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français) :
"Cours devant moi, ma petite Navette,
Passe, passe rapidement,
C'est toi qui nourris le poète,
Aussi t'aime-t-il tendrement. (...)
Il est l'auteur de poésies champêtres, de souvenirs d'enfance, de petites histoires simples, empreintes de résignation, parfois de vers sur des évènements de son temps (tel la mort de Lafayette).
Sa fille épousa Pierre Gilland, serrurier, écrivain et poète (1815-1854), qui fut élu député de Seine-et-Marne en 1849 et siègea à la Montagne. C'était un ami de Perdiguier.
Quand l'épouse de Magu mourut en 1858, le tisserand connut l'isolement, l'oubli et la pauvreté. Il vint habiter chez sa fille à Paris et mourut le 13 mars 1860 des suites d'une chute dans l'escalier étroit de son logis.
Qu'aurait écrit sur lui Flora Tristan, elle qui avait la dent dure envers ceux qui se désintéressaient de sa mission d'émancipation ouvrière ? Sans doute peu de louanges...
Pour sa part, George Sand, dans la préface de l'édition de 1845, trouva les mots justes pour honorer le tisserand :
"Magu est un esprit calme, qui se venge de l'inégalité sociale par une malice si charmante que nul ne peut s'en offenser, et qui se résigne à son sort avec une patience, une modestie et une douceur pleines de grâces touchantes et fines. (...) Tout le monde a remarqué avec intérêt que Magu était, dans ses vers comme dans sa vie, un véritable ouvrier ; qu'il ne faisait aucun effort pour parler la langue des hommes savants, et que celle des muses naïves lui arrivait toute naturelle, tout appropriée à sa condition, à ses habitudes, à son mode d'existence. La poésie s'est révélée à lui sous la véritable forme qu'elle devait prendre au village, au foyer rustique, au métier du tisserand. Cette muse aimable ne s'est point trop parée, et, comme il est homme de grand sens et de tact parfait, il l'a trouvée belle dans sa simplicité ; il l'a reconnue pour sa véritable lumière ; il l'a accueillie et fêtée, d'un cœur hospitalier et reconnaissant. Aussi ne l'a-t-elle pas égaré, et lui a-t-elle dicté des chants si purs et si vrais, que le plus simple paysan de son hameau peut les comprendre aussi bien que les lettrés de la ville.(...)
Il ne faut pas voir plus de dix minutes le tisserand de Lizy, pour être convaincu de la supériorité de son intelligence, non seulement comme poète, mais comme homme de vie pratique. Il n'a dépouillé ni les habits ni les manières de l'artisan ; mais il sait donner tant de distinction à son naturel, qu'on s'imagine voir un de ces personnages qu'on n'avait rencontrés que dans les romans ou sur le théâtre, parlant à la fois comme un paysan et comme un homme du monde, et raisonnant presque toujours mieux que l'un et que l'autre.
Les lecteurs les plus récalcitrants à la poésie du peuple ont été presque tous désarmés par les vers de Magu, et peu de poètes ont inspiré autant de bienveillance et de sympathie. C'est que ses vers respirent l'un et l'autre sentiment. Ils sont si coulants, si bonnement malins, si affectueux et si convaincants, qu'on est forcé de les aimer, et qu'on ne s'aperçoit pas de quelques défauts d'élégance ou de correction. Il y en a de si vraiment adorables qu'on est attendri, et qu'on n'a le courage de rien critiquer."
Sources : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, sous la direction de Jean Maitron ; Edmond Thomas : Voix d'en bas, la poésie ouvrière du XIXe siècle (1979) ; Eugène Baillet : Chansons et petits poèmes (1885).
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)