Grèce : la tutelle ou la porte

Publié le 30 janvier 2012 par Copeau @Contrepoints

L’idée de la zone euro unie et indivisible a vécu. Les discussions entre l’Europe et la Grèce évoquent un couple battant de l’aile où l’un des deux commence à se comporter de façon odieuse pour forcer l’autre à mettre un terme à la relation.

Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse

Le forum de Davos s’est terminé ce dimanche, date symbolique permettant de donner un petit florilège de la cacophonie sur la situation réelle en Grèce.

Le commissaire européen aux Affaires économiques Olli Rehn y a ainsi déclaré « qu’un accord visant à réduire la dette de la Grèce interviendra probablement ce week-end, si ce n’est pas ce vendredi » – hum, je crois que pour vendredi, c’est râpé. Et le week-end risque d’être long. De son côté, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a estimé que la « zone euro a fait des progrès spectaculaires pour sortir durablement de la crise de la dette qui la mine depuis décembre 2009″.

Sortir durablement, quelle jolie formule!

Bizarrement, ces progrès « spectaculaires » n’empêchent pas certaines voix discordantes au sein des mêmes institutions européennes, dans lesquelles on perçoit distinctement le timbre de la panique:

Le Président de la Commission européenne José Manuel Barroso a appelé à tout faire pour éviter un défaut de paiement de la Grèce, dans un appel implicite à accroître l’aide au pays si nécessaire.

De son côté, le président de l’Eurogroupe et chef du gouvernement luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, dans un entretien dans le quotidien autrichien Standard, a déclaré que les États créditeurs de la Grèce devraient « renoncer à une partie de la dette grecque », comme les banques privées.

La question est centrale, car jusqu’à présent l’Allemagne exigeait que seul le secteur privé participe au désendettement de la Grèce. Selon le discours officiel, celui-ci serait « sur le point » d’accepter une décote qui laisse rêveur : il troquerait ses obligations contre des titres à 30 ans, portant sur environ 30% de la valeur initiale (soit une décote de 70% !) et avec des taux d’intérêt annuels quelque part entre 3 et 4%. Le tout de façon purement volontaire, bien entendu…

Et malgré tout, cela ne suffira pas !

Les autorités de la zone euro ont usé de tous les subterfuges possibles pour renégocier la dette grecque sans passer par la case faillite à cause des fameux CDS (une arnaque qui risque bien de se retourner contre eux, comme je l’explique ici). Mais c’est oublier un peu vite que l’Europe et le monde sont au chevet de la Grèce depuis un moment déjà, au travers de multiples organismes : FMI, Fonds Européen de Stabilité Financière, Banque Centrale Européenne. Organismes qui ont finalement ramassés pas mal de papier grec dans leur bilan. Doivent-ils eux aussi appliquer une « décote volontaire » ? C’est toute la clé du débat qui se joue en coulisses.

L’enjeu est de taille, comme l’explique Irène Inchauspé dans les colonnes du Nouvel Observateur. La BCE a acheté pour environ 45 milliards de titres grecs pendant l’été 2011 avec une remise de 25 à 30% sur la valeur nominale des titres, qui commençaient déjà à se brader.

N’étant pas soumise à l’inique offre faite aux créanciers privés, la BCE peut récupérer le nominal de ces titres à expiration – à supposer que la Grèce se redresse et soit en mesure de payer, ce dont on peut douter. Elle touchera alors un joli pactole.

Mais si la Grèce boit la tasse et que la BCE est elle aussi amenée à « faire un effort », elle devra ramener la valeur des titres à 30% du nominal, comme les autres, soit une perte sèche de 16 milliards d’euros. On comprend que Mario Draghi tousse un peu.

Tant le FMI que le FESF sont dans la même situation : ils ont fait des prêts à la Grèce, pas des dons. Les taux étaient préférentiels mais ils s’attendent à retrouver leur mise. Le FMI est quelque peu protégé par son statut de créancier privilégié, il sera remboursé avant tout le monde si la Grèce rembourse qui que ce soit. Il n’en est pas de même pour le FESF. Une décote infligée aux obligations grecques obligerait les pays actionnaires à faire jouer leurs garanties et provisionner les pertes. Cela affectera joliment le bilan de l’Espagne et de l’Italie, deux contributeurs du fonds dont on connaît la forme olympique en ce moment ; mais aussi l’Allemagne, qui estime avoir assez versé dans le tonneau des Danaïdes. Et l’Allemagne a misé toute sa crédibilité sur le fait que Nein, elle ne remettrait pas la main au porte-monnaie pour secourir l’Europe du Sud.

On le voit bien, même si un accord est finalement signé avec le secteur privé dans la joie et l’allégresse (promettant deux ou trois jours de hausse boursière) rien ne sera résolu.

Les tensions sont énormes, et viennent de se concrétiser samedi en deux communiqués. Le premier, intitulé « des pays de la zone euro veulent un contrôle UE de la Grèce » annonce franchement la volonté de mise sous tutelle d’Athènes :

Certains pays de la zone euro, dont l’Allemagne, veulent un contrôle européen permanent du budget de la Grèce, a déclaré samedi à l’AFP une source européenne. Il y a des discussions et des propositions au sein de la zone euro, dont une de l’Allemagne pour renforcer le contrôle des programmes et des mesures sur place, a déclaré cette source sous couvert d’anonymat, confirmant une information du Financial Times. Une expertise externe sur place pourrait être pilotée par les institutions européennes et devrait aussi avoir certains pouvoirs de décision, a ajouté cette source. (…)

Selon le Financial Times, un commissaire désigné par les ministres des Finances de la zone euro aurait le pouvoir d’opposer son veto à des décisions budgétaires prises par le gouvernement grec. Ce projet circule alors que des discussions se poursuivent à Athènes sur un effacement partiel de la dette grecque par ses créanciers privés, et que les dirigeants européens doivent se réunir lundi à Bruxelles pour adopter un nouveau traité budgétaire européen.

Les négociations en vue de cette mise sous tutelle impliquent les plus hauts niveaux de l’État allemand.

À moins d’une demi-heure d’intervalle, la réponse grecque fuse, « la Grèce exclut de céder sa souveraineté à l’UE sur la politique budgétaire » (tout en confirmant l’existence de négociations diplomatiques à ce sujet) :

La Grèce exclut de céder sa souveraineté à l’UE en matière de politique budgétaire, ont indiqué à l’AFP des sources gouvernementales grecques, réagissant à une proposition notamment allemande en ce sens présentée à la zone euro.

Il y a effectivement un non-paper (note informelle) qui a été présenté à l’Eurogroupe pour la mise sous contrôle européen permanent du budget de la Grèce, mais la Grèce ne discute pas d’une telle éventualité, il est exclu que nous l’acceptions, ces compétences appartiennent à la souveraineté nationale, ont indiqué ces sources, après qu’une source européenne à Francfort eut confirmé l’existence d’une proposition de ce genre émanant de certains pays de la zone euro, dont l’Allemagne.

La réaction du gouvernement grec est compréhensible : la Grèce n’a pas vocation à être une colonie de l’Union Européenne. Pour peu démocratique que fut la mise en place des dirigeants actuels d’Athènes, leur légitimité est à des années-lumière d’un gouverneur de province nommé par Bruxelles. La réaction du peuple grec serait encore plus énorme ; il ne faudrait pas envoyer juste un commissaire, mais carrément une force de maintien de la paix.

Malgré les discours véhéments, ce n’est pas demain la veille qu’on verra des chars de l’Union Européenne patrouiller dans les ruelles du Pirée pour faire respecter le couvre-feu. Du reste, au vu de l’état de santé « resplendissante » des autres pays de la zone euro, on se demande bien quelles nouvelles recettes mirobolantes les élites européennes pourraient appliquer à la Grèce pour faire mieux. Des hausses d’impôt ? Une baisse du salaire des fonctionnaires ? Une décote volontaire de la dette négociée auprès des débiteurs ? De grands projets nationaux de construction ?…

Au milieu de ce tourbillon « d’accords imminents » et de « progrès spectaculaires » où on ne sait plus où donner de la tête, la vérité pourrait être à la fois plus simple et plus perverse. Les dirigeants de la zone euro pourraient enfin avoir ouvert les yeux et réalisé que la Grèce ne s’en sortira pas sans passer par la case faillite.

La seule stratégie possible se limiterait dès lors à préserver les apparences.

L’interview de Volker Kauder dans le Sipegel Online où il explique que « la Grèce doit partir d’elle-même » de la zone euro prend tout son sens dans ce contexte. Le chef du groupe parlementaire de la CDU/CSU au Bundestag définit clairement la stratégie.

J’oubliais, M. Kauder est un des interlocuteurs allemands haut placés participant au projet de contrôle européen permanent du budget de la Grèce énoncé ci-dessus – simple coïncidence !

Comme il n’est pas question officiellement de forcer la Grèce à abandonner l’euro, ni de lui imposer une faillite, ni de l’évincer de l’Europe, et comme il n’est pas question non plus de laisser la marque indélébile d’un défaut de paiement d’un pays membre sur le CV de la zone euro, la seule sortie possible doit donner l’impression de venir d’Athènes.

Il faut que les autorités grecques décident d’elles-mêmes d’abandonner la zone euro et peut-être l’Europe avant de faire faillite, proprement, dans leur coin.

Si les autorités hellènes ne suivent pas ce scénario, il suffira de les y pousser. On leur présentera donc des conditions de soumission de plus en plus inacceptables – une mise sous tutelle budgétaire du pays, par exemple – jusqu’à ce qu’elles finissent par claquer la porte.

Les discussions entre l’Europe et la Grèce évoquent un couple battant de l’aile où l’un des deux commence à se comporter de façon odieuse pour forcer l’autre à mettre un terme à la relation.

Selon toute vraisemblance, la situation grecque est tellement catastrophique et les perspectives de sortie de crise si improbables que les acteurs institutionnels (les autres pays membres de la zone euro, le FMI et la BCE) en seront pour leurs frais, quelle que soit l’issue des négociations avec les créanciers privés. Perdu pour perdu, autant couper la branche pourrie de l’arbre, pensent-ils ; seule l’incertitude des conséquences de l’éviction de la Grèce sur le secteur bancaire les freine encore, ainsi que quelques traités qu’il faudrait « retoucher ». Mais rien d’incontournable.

L’idée de la zone euro unie et indivisible a vécu.

Et bien entendu, une fois le dossier grec refermé dans plus ou moins de douleur, il faudra s’attaquer à la faillite suivante, celle du Portugal.

Oui, vraiment, la zone euro fait des progrès spectaculaires pour sortir durablement de la crise de la dette. Et avec quel panache !

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