Le canal du midi en péril

Publié le 30 janvier 2012 par Abelcarballinho @FrancofoliesFLE



Atteints d'un mal incurable, les platanes du canal du Midi sont condamnés à être abattus. L'ouvrage, inscrit au patrimoine de l'humanité, en sera défiguré. À l'occasion des premières replantations à Trèbes, jeudi prochain, Nathalie Kosciusko-Morizet fait appel au mécénat.

L'embarcation progresse paisiblement sur l'onde, tel un phaéton sur une allée bordée de platanes. A peine trouble-t-elle, de son sillon, l'image majestueuse de ces arbres centenaires que reflètent les eaux du canal du Midi. En cette fin d'été, alors que la campagne alentour est écrasée sous le soleil, la voûte mordorée offre aux bateliers une parenthèse ombragée. C'est ainsi que de Toulouse à Sète, les bateaux voguent en toute quiétude. Jusqu'alors. Car en aval de Castelnaudary, une brèche de lumière vient inonder le corridor feutré. Une trentaine d'arbres manquent à l'appel. Il n'en reste que les bases coupées à quelques dizaines de centimètres du sol. Un choc. Et la préfiguration du drame qui frappera demain cette voie de traverse, trait d'union entre Garonne et Méditerranée. Un champignon dévastateur, Ceratocystis platani, débarqué en Provence en 1945, niché dans le bois de platane des caisses de munitions de l'armée américaine, menace ces vénérables du chancre coloré. Depuis, le mal s'est disséminé dans toute la région. Et aujourd'hui, les 42.000 platanes du canal sont destinés à disparaître d'ici dix à quinze ans. Une catastrophe nationale.

Le canal du Midi est un rêve qui remonte à l'Antiquité, caressé ensuite par Charlemagne, puis par François Ier et Henri IV. Mais il faudra attendre le règne de Louis XIV pour qu'un riche gabelou, Pierre-Paul Riquet, aussi habile entrepreneur que collecteur d'impôts, le réalise avec le soutien de Colbert. Le chantier long de 239 kilomètres, creusé à mains d'homme, doté de 350 ouvrages d'art, dont 130 ponts et 63 écluses ovoïdales, tous marqués de la croix languedocienne, a duré quatorze ans. On rapporte que sa percée aurait requis plus de poudre que toutes les guerres napoléoniennes... Si ce monument a bien failli ruiner notre percepteur, il lui a offert titre de noblesse et postérité. Depuis 1996, l'œuvre d'eau est classée au patrimoine mondial de l'Unesco. Pour ses ouvrages aussi ingénieux qu'esthétiques, et pour l'impressionnant double alignement de ses platanes plantés, en majorité, au XIXe siècle. Ce face-à-face signe l'unité du canal, comme autant d'oriflammes contribuant à sa renommée.

Les premiers foyers de l'épidémie découverts à Villedubert

Des ponts Jumeaux, à Toulouse, jusqu'à Castelnaudary, dans l'Aude, en passant par Naurouze, ligne de partage des eaux, ces sentinelles naturelles semblent épargnées par la maladie. Mais à l'approche de Villedubert, à quelques kilomètres de Carcassonne, les premières victimes, sur les berges, portent les stigmates de l'infection: un trait de couleur sur le tronc du sujet soupçonné, deux traits sur le condamné. Un tag qui déconcerte les touristes et consterne les riverains, inquiets de l'évolution de l'épidémie. Il faut dire que les symptômes ne sont pas immédiatement visibles. Le parasite ne s'attaque qu'aux platanes. Il agit insidieusement, s'infiltre par la moindre blessure, pénétrant les vaisseaux et rayons libéro-ligneux de l'arbre, l'empoisonnant de ses toxines, jusqu'à laisser apparaître sur son tronc des veines violacées. Signes avant-coureurs de sa mort prochaine. Trois à cinq ans suffisent à l'achever. Et le mal ne connaît aucun remède.

Les premiers foyers ont été découverts à Villedubert, au printemps 2006. Des agents techniques se sont étonnés de l'absence de floraison de certains platanes. Après analyses et diagnostics, les Voies navigables de France (VNF) ont fait appel à André Vigouroux, rare expert en la matière. Ce chercheur de l'Institut national de recherche agronomique (Inra), à la retraite, a vite mesuré la gravité du fléau. «La maladie était installée depuis plusieurs années, ce qui lui a laissé toute latitude pour se propager, raconte-t-il. Le canal est un milieu particulier, l'eau est un facteur favorable de transmission. Le système racinaire des platanes est continu et s'entremêle. Les racines sont immergées dans l'eau et exposées aux multiples blessures infligées par les bateaux qui s'amarrent aux rives et transportent des spores vers des arbres sains.»

Les vidanges de bief (l'espace entre deux écluses), effectuées chaque année, ont contribué à répandre le parasite. L'eau est alors déversée vers l'aval, entraînant avec elle des débris infectieux. Mais le vent aussi suffit à l'emporter. La contagion est inexorable, la courbe exponentielle : 15 foyers en 2008 entre Carcassonne et Béziers, 30 entre Castelnaudary et Agde en 2009, 62 en 2010 dans le même secteur... En 2011, on annonce 126 nouveaux foyers, alors que le recensement n'est pas achevé. L'épidémie s'étend désormais de Castelnaudary à l'étang de Thau, louvoyant jusqu'au canal de la Robine. André Vigouroux est pessimiste : «Je considère que 80 à 90% des arbres ont les racines contaminées.» Un vrai désastre.

De Villepinte à Bréteil, après un trajet jalonné de berges clairsemées et ponctué d'arbres marqués du funeste symbole, notre bateau débouche sur un canal aux rives dénudées, orphelin de sa garde végétale, livré à la canicule. Plus un seul platane entre l'écluse de l'Evêque et celle de Villedubert. Plus un seul platane dans le centre de Trèbes, doté il y a peu encore d'une si belle frondaison. Même hécatombe à Puichéric, à Pech Laurier, à Capestang, à Béziers, à Agde... Des centaines d'arbres sacrifiés. Une désolation.

Dans un premier temps et à défaut de traitement, des mesures de prophylaxie ont été prises : désinfection des outils d'élagage, consignes aux plaisanciers de veiller à ne pas s'amarrer aux arbres des zones contaminées... Autant appliquer un cautère sur une jambe de bois. «La seule action efficace pour sauver les sujets sains est d'éradiquer tout arbre suspect et ses voisins sur 50mètres de chaque côté (soit environ 15 arbres au total, ndlr), en les abattant, en les déracinant et en les brûlant sur place, explique Jacques Noisette, responsable de la communication à Voies navigables de France. Depuis 2006, plus de 1000 arbres ont ainsi été éliminés. Un massacre... à la tronçonneuse qui n'enraye pas la propagation. L'année prochaine, 2000 à 4000 arbres devraient être abattus, déracinés, et ainsi de suite jusqu'au dernier. La sentence est tombée.

Mais qui peut imaginer un canal du Midi pareillement défiguré ? Promeneurs, joggeurs, pêcheurs, mais aussi les nombreux cyclistes rencontrés sur les chemins de halage, évoquent un crève-cœur, une calamité, une fatalité, tout en acceptant que le bras soit coupé pour éviter la gangrène.

Un jeune couple en croisière fluviale, croisé à l'écluse de Fonfille, accoste maladroitement Le Boat loué pour l'occasion. Il n'est pas nécessaire d'être titulaire d'un permis pour piloter un bateau de location. Une courte formation suffit pour voguer, franchir les écluses ou traverser des ponts étroits dans lesquels les embarcations se faufilent comme une fibre dans le chas d'une aiguille. Une échappée qui draine de nombreux amateurs, en proie aujourd'hui au vague à l'âme. «Ce parcours si magnifique sera bien moins envoûtant et romantique sans les arbres, leur ombrage et leurs nichées d'oiseaux», s'attriste la jeune femme.

Chaque année, 50.000 touristes naviguent sur le canal du Midi, dont 70 % d'étrangers. Il représente à lui seul 20 % du trafic fluvial touristique dans l'Hexagone. Sans parler des promeneurs, des randonneurs à pied, à vélo ou à cheval. Avec des retombées économiques d'environ 122 millions d'euros par an. Une manne pour la région.

En se laissant bercer par la douceur de l'instant et par les paysages dessinés de vignes et de champs de tournesols, on en oublie que la vocation initiale de cette voie navigable n'a rien de touristique. Elle sert aussi de réserve d'eau en saison sèche et abreuve plusieurs dizaines de milliers d'hectares de cultures. Or, les platanes, par la densité de leur feuillage, évitent l'évaporation de l'eau tandis que leurs racines consolident les berges. Comme de solides caryatides.

Chacun s'accorde à dire que les arbres coupés doivent être remplacés. Qu'il en va de la survie du canal ou, à tout le moins, de son classement. «Bien sûr, pour prévenir toute déconvenue future, l'essence implantée ne devra pas être identique à l'espèce d'origine, mais résistante à Ceratocystis platani, tout en préservant l'aspect du canal tel que classé par l'Unesco», affirme Valérie Mura, chargée de la mission Environnement et Patrimoine à VNF.

L'antidote est venu du pays source du parasite : l'Amérique. Dans sa quête d'une souche résistante de platane, André Vigouroux rencontra Francis McCracken, chercheur au Forest Service du Mississippi, qui mit à sa disposition des clones du Platanus occidentalis vivant dans les forêts des Etats-Unis. Après des années d'expérimentation, il sélectionne un spécimen hybride, baptisé « platanor », jumeau de notre familier Platanus acerifolia, mais insensible au champignon, et même capable de le détruire. Le pépiniériste Rouy-Imbert en a l'exclusivité pour avoir financé une partie de ces études. Toutefois, pour éviter les erreurs passées et se prémunir de la fragilité d'une seule espèce, tous s'accordent sur la nécessité de varier les essences. Et tandis qu'André Vigouroux poursuit ses travaux pour étendre la gamme des platanors, il est aussi prévu d'implanter des tilleuls argentés: 190 devraient habiller les rives de Villedubert.

Mais pareille décision ne se prend pas à la légère. Et l'on discute (aussi) dans les ministères concernés du charme de l'emblématique platane et des vertus modernistes du tilleul argenté. Il ne s'agit pas de dénaturer la plus belle promenade de France. Or, le platanor - qui porte bien son nom - est bien plus cher que le tilleul (1 045 euros pour le premier, 400 pour le second, avec deux ans d'entretien)... Une étude en cours devrait être présentée devant la Commission supérieure des sites, en juin 2012, avant l'inspection de l'Unesco prévue dans la foulée.

Un chantier évalué à 200millions d'euros

La commission prône un «double alignement» avec «le recours à des arbres de hautes tiges et d'ombre agréable». Le ton est donné. Mais, en tout état de cause, il faudra de nombreuses années avant que les jeunes arbres plantés atteignent les cimes et la majesté de leurs aînés.

A ce jour, l'abattage n'a déchaîné aucune polémique, aucun débat d'experts, aucune joute politique. De fait, nos élus se sont émus au chevet du malade et tous ont escompté que ces opérations s'accompagneraient de campagnes de replantation. Pourtant, celles-ci sont onéreuses, et donc aléatoires dans un environnement économique qui promet d'être rigoureux et des plus maussades.

Symboliques, les premiers arbres, 160 platanors, seront plantés à Trèbes, le 24 novembre prochain, sous l'égide de Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l'Environnement. Elle entend à cette occasion lancer un vaste mouvement de soutien pour recueillir les fonds nécessaires . La collecte devra être d'autant plus généreuse que le coût global du chantier s'élève à 200 millions d'euros (entre 3500 et 5000 euros par arbre déraciné et replanté) étalés sur plusieurs années. L'Etat, propriétaire de l'ouvrage, s'est engagé à verser 70 millions d'euros. Le reste devra être financé par les collectivités territoriales et par le mécénat privé. Un défi de taille, propre à tenter autant de Riquet des temps modernes. Car il serait dommage que les berges du canal du Midi ne soient bordées que de bonnes intentions...

source: LEFIGARO