Lena est une jeune femme dont l’âme est russe au-delà de ce qui nous est montré dans les romans de Tolstoï. Elle est pure comme le pays d’où elle vient. Elle porte le nom d’un fleuve de Sibérie. Elle est née dans le grand nord, et elle est habitée par l’immensité blanche et interminable, de ce que peuvent être ces paysages de banquise quand la mer s’arrête parce qu’elle est figée par l’hiver ...
Assise sur sa chaise, la jeune femme attend les retours de mission de son pilote de mari, Vassia. Elle écrit à ses parents nourriciers, restés dans le grand nord sibérien en revivant le monde de son enfance, à tel point que sa nourrice Varia, finit par se demander si ce n’est pas l’absence qu’elle préfère à la présence. Mais en fait non.
Le roman commence en 1988 pour s’achever 4 ans plus tard. L’utopie communiste avait fait long feu. Le système n’a pas marché mais on avait eu le mérite d’essayer (p. 213). L’époque fut porteuse d’espoir. Perestroïka signifie reconstruction, comme si on pouvait bricoler une réparation de fortune dans un état aussi vaste. La métaphore architecturale est filée à l’extrême (p. 99) quand un fourbi est mal fichu et qu’il tient debout quand même y’a drôlement intérêt à pas y toucher.
Le pays traverse une crise profonde. L’effondrement du monde soviétique est en toile de fond du roman. Ces personnages, tous assez différents, vont vivre l’écroulement du monde qu’ils ont construit, pour les plus vieux, Varia et Dimitri, du monde dans lequel ils ont grandi pour le jeune couple, Lena et Vassia. Le terrible écroulement d’un des pays les plus puissants du monde en quelques mois, faisant plusieurs millions de morts, économiques mais réels.
Virginie Deloffre combine la dimension philosophique à l’aspect politique, tout en respectant la trame historique. Sorti l’année dernière, alors que le système libéral et la mondialisation font autant de dégâts qu’autrefois le communisme … son livre prend une autre résonance.
Comme tous les russes, les héros de cette histoire raccrochent à un rêve, soit celui de vivre dans son monde interne, soit celui de partir là haut voir d’autres images. Dans les deux cas il s’agira de trouver une place tout de même dans ce monde qui s’effondre. Ils y parviendront parce que ce sont des gens dignes, nous offrant ainsi un message finalement optimiste.
Une autre épopée est narrée parallèlement, bien réelle au demeurant, à partir de la page 146, en remontant il y a quatre millions d’années pour justifier le désir de l’homme à vouloir conquérir l’espace. Seront bien entendu évoqués le Spoutnik (compagnon en russe), premier satellite artificiel en octobre 1957, suivi un mois plus tard par le lancement de Spoutnik 2 emportant la petite chienne, Laïka, premier être vivant à voler dans l’espace, précédent Youri Gagarine et son légendaire sourire, le premier homme à avoir volé.
Une aventure « incroyable » retransmise par les télévisions du monde entier, gagnée par un peuple de rêveurs et de fous comme le nôtre, dira Vassia (p.153) pour guérir d’une certaine manière le pays de la défaite de la guerre froide remportée par l’ennemi de toujours, l’Amérique. C’était à celui qui le premier ferait la conquête de l’espace. Parce qu’on croyait alors que la vie y serait possible et ouvrirait vers d’immenses développements économiques.
Léna est une jeune femme sensible qui supporte mal les changements, disant qu’elle ne sait rien faire en l’absence de Vassia, sauf les files d’attente devant les magasins et regarder l’orme de la cour (p.68). Le bonheur est-il comme la pâte dont on fait le pain, qui se lève, puis bientôt se rassit ? (p.13) La première ligne du roman annonçait le conte, la dimension philosophique du récit, le mouvement au rythme des allers-retours de son mari, supportables somme toute tant qu’ils sont aléatoires. Léna a peur de perdre son âme, son mari, son espace terrestre. Écrire à ceux qu’elle désigne sous le nom de mes tendres et chers vieux mes amours est nécessaire pour mettre à distance les sentiments qui l’effraient.
Il ne faut pas quitter la terre pensent les vieux comme Mitia, le père adoptif de Léna. Tous deux font partie de ceux qui croient que l’espace intersidéral est et doit rester du domaine du mystère. De quoi craindre les foudres, en quelque sorte divines, pour qui oserait braver l’interdit. Alors quand Léna comprend que son époux va intégrer l’élite de la Cité des Étoiles elle s’effondre … à l’image de la chute du monde soviétique.
Le récit est alternativement épistolaire pour nous placer du point de vue de la jeune femme, longtemps empêchée de tracer sa route, puis de celui de ses parents adoptifs, lesquels n’ont d’ailleurs pas la même façon d’analyser les choses, tantôt enfin du coté de la stricte narration des faits.
La paix semble s’installer à la fin du roman, avec l’instauration d’un nouvel équilibre. Les deux époux sont devenus très proches. Léna sera institutrice dans un village perdu au bout de la Russie. Il assure le gardiennage d’une station. La vie continue …
Encore un premier roman, pour lequel les bibliothécaires du Plessis ont eu raison d’avoir un coup de cœur, parce qu’on aurait pu passer à coté de cette jolie histoire.
Léna de Virginie Deloffre, chez Albin Michel, 2011