UN VIEUX
Les eaux de cette station thermale
Facilitaient, disait-on,
Une certaine prolongation
Un matin, le docteur Beauval
Fut appelé auprès de M. Calmiste,
Agé de quatre-vingt-six ans
Encore vert, et bien portant.
-« Docteur, je suis vieux
Mais je me porte on ne peut mieux.
J’évite toutes les maladies par l’hygiène.
Avant de me fixer définitivement ici,
Je vous prie,
Une fois par semaine,
De venir me voir
Pour me donner très exactement
Les renseignements suivants :
Tout d’abord, je désire avoir
La liste de vos clients
Qui ont passé quatre-vingt ans.
Vous me direz tout sur leur état physique
Et leurs particularités physiologiques.
Si l’un d’eux meurt,
Vous devrez, docteur,
M’indiquer la cause du décès
Et ses circonstances ; je veux des faits. »
Puis Calmiste tendit
Sa petite main ridée :
-« J’espère que nous deviendrons bons amis.
Beauval promit son concours dévoué.
Calmiste n’avait jamais eu envie
De boire ou de fumer.
Il disait : -"Je tiens à MA vie ;
Je ne mets pas MA santé en danger."
Il prononçait MA, comme si
Cette vie, SA vie
Avait une valeur illimitée.
Quand il parlait de santé,
Il plaçait si haut la sienne
Qu’il créait une grande gêne.
S’il disait MES jambes, MES bras,
On sentait bien que ces organes-là
N’étaient point ceux de tous.
Mais ce distinguo apparaissait surtout
Quand il disait : -"MON docteur"
On eut dit que ce docteur
Était à lui,
Rien qu’à lui,
Supérieur à tous les médecins.
Depuis qu’il était môme,
Il considérait d’ailleurs les hommes
Comme des espèces de pantins.
Beauval lui apporta évidemment
La liste des dix-sept habitants
Ayant passé les quatre-vingts ans.
Puis il vint diner régulièrement.
Une fois, Calmiste lui demanda :
-"Comment va Joseph Pondat?"
Un autre jour, Beauval annonçant
La mort de Rosalie Vincent,
Calmiste tressaillit et interrogea:
-"Comment ça ?"
-"Une angine
De poitrine."
-"Ah ! Quand j’aurai son âge,
Je m’observerai davantage."
(Il était plus vieux de deux ans,
Mais n’avouait que soixante dix-ans !)
Peu après ce fut le tour de Jean Ramu.
Calmiste en fut très ému.
Il avait son âge, à trois mois près.
Il n’osait plus questionner,
Attendant que le médecin parlât :
-« Il est mort d’un coup, comme ça,
D’une pleurésie. »
Le petit vieux applaudit :
-«Il aura voulu prendre l’air après diner.
Sur sa poitrine, le froid a dû tomber.
C’est un accident, une pleurésie !
Ce n’est pas même une maladie. »
Et il dina gaiement, parlant
De ceux qui restaient à présent :
-« Ils sont donc forts, ceux-là,
N’est-ce pas ?
Les faibles tombent les premiers. C’est ainsi
Pour toutes les vies.
Les gens
Qui passent trente ans
Ont bien des chances pour aller à soixante ;
Ceux qui passent soixante
Arrivent souvent à quatre-vingts ;
Et ceux qui passent quatre-vingts
Atteignent presque toujours cent ans
Parce que ce sont les plus endurants. »
Deux autres vieux moururent l’an suivant;
L’un d’un étouffement,
L’autre de dysenterie.
Calmiste en a ri
Car Beauval conclut assurément
Qu’il avait mangé des plats excitants.
La dysenterie est le mal des imprudents.
Quant à celui qu’un étouffement
Avait emporté, cela provenait
D’un cœur mal examiné.
Un autre soir, le médecin annonça
Le trépas
De Jean Laquomy,
Une sorte de momie
Dont on avait espéré faire
Un centenaire.
Calmiste demanda d’une voix émue :
-"À quoi sa mort est-elle due ?"
-« Ma foi, je n’en sais rien. »
-«Comment vous n’en savez rien ?
N’avait-il pas une affection des reins ? »
-« Non, ils étaient sains. »
-«L’estomac fonctionnait-il régulièrement ?
Une attaque provient souvent
D’une mauvaise digestion. »
Le médecin leva les bras :
-« Pas d’attaque, non.
Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »
-« Quel âge avait-il ? »
-« Quatre-vingt-neuf, me semble-t-il. »
-« Quatre-vingt-neuf ans…
Ce n’est pas vieux pourtant ! »
Signé du pseudo : Fleur de Lage
Déjà parus aux éditions Edifree :
Tome 1 (référence N°= 34 contes
Tome 2 (référence N°= 40 contes
Cet article est extrait du tome 3 (à paraitre prochainement)
Ce volume aura pour titre : « 46 bonnes histoires, d’après Maupassant »