Maupassant, en passant

Publié le 28 janvier 2012 par Dubruel

UN VIEUX

Les eaux de cette station thermale

Facilitaient, disait-on,

Une certaine prolongation

De la vie des curistes.

Un matin, le docteur Beauval

Fut appelé auprès de M. Calmiste,

Agé de quatre-vingt-six ans

Encore vert, et bien portant.

-« Docteur, je suis vieux

Mais je me porte on ne peut mieux.

J’évite toutes les maladies par l’hygiène.

Avant de me fixer définitivement ici,

Je vous prie,

Une fois par semaine,

De venir me voir

Pour me donner très exactement

Les renseignements suivants :

Tout d’abord, je désire avoir

La liste de vos clients

Qui ont passé quatre-vingt ans.

Vous me direz tout sur leur état physique

Et leurs particularités physiologiques.

Si l’un d’eux meurt,

Vous devrez, docteur,

M’indiquer la cause du décès

Et ses circonstances ; je veux des faits. »

Puis Calmiste tendit

Sa petite main ridée :

-« J’espère que nous deviendrons bons amis.

Beauval promit son concours dévoué.

Calmiste n’avait jamais eu envie

De boire ou de fumer.

Il disait : -"Je tiens à MA vie ;

Je ne mets pas MA santé en danger."

Il prononçait MA, comme si

Cette vie, SA vie

Avait une valeur illimitée.

Quand il parlait de santé,

Il plaçait si haut la sienne

Qu’il créait une grande gêne.

S’il disait MES jambes, MES bras,

On sentait bien que ces organes-là

N’étaient point ceux de tous.

Mais ce distinguo apparaissait surtout

Quand il disait : -"MON docteur"

On eut dit que ce docteur

Était à lui,

Rien qu’à lui,

Supérieur à tous les médecins.

Depuis qu’il était môme,

Il considérait d’ailleurs les hommes

Comme des espèces de pantins.

Beauval lui apporta évidemment

La liste des dix-sept habitants

Ayant passé les quatre-vingts ans.

Puis il vint diner régulièrement.

Une fois, Calmiste lui demanda :

-"Comment va Joseph Pondat?"

Un autre jour, Beauval annonçant

La mort de Rosalie Vincent,

Calmiste tressaillit et interrogea:

-"Comment ça ?"

-"Une angine

De poitrine."

-"Ah ! Quand j’aurai son âge,

Je m’observerai davantage."

(Il était plus vieux de deux ans,

Mais n’avouait que soixante dix-ans !)

Peu après ce fut le tour de Jean Ramu.

Calmiste en fut très ému.

Il avait son âge, à trois mois près.

Il n’osait plus questionner,

Attendant que le médecin parlât :

-« Il est mort d’un coup, comme ça,

D’une pleurésie. »

Le petit vieux applaudit :

-«Il aura voulu prendre l’air après diner.

Sur sa poitrine, le froid a dû tomber.

C’est un accident, une pleurésie !

Ce n’est pas même une maladie. »

Et il dina gaiement, parlant

De ceux qui restaient à présent :

-« Ils sont donc forts, ceux-là,

N’est-ce pas ?

Les faibles tombent les premiers. C’est ainsi

Pour toutes les vies.

Les gens

Qui passent trente ans

Ont bien des chances pour aller à soixante ;

Ceux qui passent soixante

Arrivent souvent à quatre-vingts ;

Et ceux qui passent quatre-vingts

Atteignent presque toujours cent ans

Parce que ce sont les plus endurants. »

Deux autres vieux moururent l’an suivant;

L’un d’un étouffement,

L’autre de dysenterie.

Calmiste en a ri

Car Beauval conclut assurément

Qu’il avait mangé des plats excitants.

La dysenterie est le mal des imprudents.

Quant à celui qu’un étouffement

Avait emporté, cela provenait

D’un cœur mal examiné.

Un autre soir, le médecin annonça

Le trépas

De Jean Laquomy,

Une sorte de momie

Dont on avait espéré faire

Un centenaire.

Calmiste demanda d’une voix émue :

-"À quoi sa mort est-elle due ?"

-« Ma foi, je n’en sais rien. »

-«Comment vous n’en savez rien ?

N’avait-il pas une affection des reins ? »

-« Non, ils étaient sains. »

-«L’estomac fonctionnait-il régulièrement ?

Une attaque provient souvent

D’une mauvaise digestion. »

Le médecin leva les bras :

-« Pas d’attaque, non.

Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »

-« Quel âge avait-il ? »

-« Quatre-vingt-neuf, me semble-t-il. »

-« Quatre-vingt-neuf ans…

Ce n’est pas vieux pourtant ! »

Signé du pseudo : Fleur de Lage

Déjà parus aux éditions Edifree :

Tome 1 (référence N°=   34 contes

Tome 2 (référence N°=   40 contes

Cet article est extrait du tome 3 (à paraitre prochainement)

Ce volume aura pour titre : « 46 bonnes histoires, d’après Maupassant »