Yves Morel, dont l’ouvrage La fatale perversion du système scolaire français vient de paraitre aux éditions Via Romana, livre sa vision personnelle et érudite de l’histoire de la liberté d’enseignement en France.
Par Yves Morel
La Convention ferme les vieilles universités en octobre 1793, puis, après divers projets avortés, crée, par la loi Daunou du 3 brumaire an IV (25 février 1795), un enseignement public à trois degrés, primaire (non obligatoire), secondaire (écoles centrales), et supérieur (écoles spéciales). L’enseignement primaire reste embryonnaire. Les écoles centrales et spéciales sont jugées trop libérales d’esprit et trop autonomes par Bonaparte, qui les ferme et les remplace par les lycées et facultés de son Université de France, calquée sur le modèle jésuitique et donc axées sur les humanités (les écoles centrales et spéciales accordaient, elles, une large place à l’enseignement scientifique et technique, à l’histoire et à la géographie). Cette Université d’État, centralisée suivant le modèle jacobin, a le monopole de l’enseignement.
Les débuts de la Restauration semblent annoncer l’avènement de la liberté. Les ultras voient dans l’Université le symbole de la tyrannie jacobine continuée par Napoléon ; ils réprouvent son orientation gallicane, voire anticléricale (malgré l’imitation du modèle jésuite), se défient de ses maîtres laïcs, et ils demandent son démantèlement et le retour des collèges religieux d’Ancien Régime. Les monarchistes constitutionnels et les libéraux, eux, voient dans le monopole universitaire une manifestation de despotisme et demandent la liberté de l’enseignement. À cette époque, les progressistes sont tout à fait favorables à cette liberté. Telle est, en particulier, le cas de la Société pour l’Instruction élémentaire, soutenue par Royer-Collard, président de la Commission Royale pour l’Instruction publique, Carnot, Guizot et Louis-Philippe, duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe, roi des Français.
Mais, très vite, une évolution se produit dans tous les partis en faveur de l’étatisme et du maintien d’un système d’enseignement public centralisé et quasi monopolistique. Les ultras (dont Mgr Frayssinous, le premier ministre de l’Instruction publique de 1824 à 1828), jugent finalement bien commode de disposer pour le gouvernement des âmes, d’un système scolaire et universitaire centralisé et monopolistique. Et, parmi les constitutionnels et les libéraux, les « doctrinaires » estiment le maintien d’un tel système nécessaire pour cimenter l’unité morale de la nation bouleversée par les changements apportés par la Révolution et l’Empire et pour dispenser un enseignement cohérent et de qualité. Cela explique que l’ordonnance royale du 29 février 1816, si elle proclame la liberté de l’enseignement, place les écoles privées (comme les publiques) sous le contrôle de comités cantonaux de surveillance dont les membres sont tous agents de l’État, subordonne le recrutement de tous les maîtres à l’agrément des maires, de l’Église et des autorités académiques, et attribue à l’État la définition du règlement et des contenus et méthodes d’enseignement.
En 1830, peu de temps avant les Trois Glorieuses, Guernon-Ranville, ministre de Charles X, projette l’institution d’un système d’enseignement primaire d’État et centralisé que Jules Ferry n’aurait pu honnêtement désavouer et dont s’inspirera Guizot.
Ce dernier instaure un tel système, par la loi du 28 juin 1833, que Jules Ferry ne fera que rénover, laïciser et rendre obligatoire en 1881-1882. Guizot ne dissimule pas sa méfiance vis-à-vis de l’enseignement libre, et, du reste, il maintient le monopole et la centralisation de l’Université. La Monarchie de Juillet, souvent réputée comme libérale, réduit autant que possible cette liberté. Dès mai 1831, elle fait fermer sans ménagement l’école libre (mi-primaire, mi-secondaire) que Lacordaire, Montalembert et de Coux viennent d’ouvrir en violation du monopole universitaire, et traduit ses fondateurs en justice.
Les régimes qui suivront ne seront pas plus favorables à la liberté scolaire. La loi Falloux du 15 mars 1850 ménage une place à l’enseignement libre, mais conserve à l’Université (dont elle ouvre les instances de contrôle au clergé) une prépondérance écrasante.
La Troisième République se montrera largement hostile à l’enseignement libre, réservera à l’État la collation des grades et la présidence des jurys universitaires, et ses mesures anticléricales (notamment la loi Combes du 7 juillet 1904) entraînera la fermeture de nombreux établissements confessionnels. Du reste, la République, jacobine dans l’âme en même temps que socialement bourgeoise et conservatrice, ne montrera pas plus de bienveillance à l’égard des initiatives d’enseignement libre d’inspiration laïque et progressiste : Célestin Freinet sera persécuté par des ministres très républicains et de gauche (comme Anatole de Monzie). D’ailleurs, le monopole de la collation des grades universitaires (baccalauréat inclus) par l’État, institué par les lois sur l’enseignement supérieur des 12 juillet 1875 et 18 mars 1880, prive de toute puissance et de tout rayonnement réel les établissements libres et fait du secteur privé un domaine marginal (lors même qu’il comporte certains établissements très cotés et de recrutement élitiste) placé sous le contrôle étroit du ministère. Très vite, les meilleurs de ces établissements sont tombés dans le giron de l’institution scolaire et universitaire de l’État. Tel a été le cas, à la fin du XIXe siècle, puis au début du XXe, de l’École alsacienne (fondée en 1871), de l’école Monge ou du collège oratorien de Juilly. Ces établissements se sont très vite rapprochés de l’enseignement public dont ils ont suivi scrupuleusement les programmes, ont repris l’essentiel des méthodes et ont recruté en son sein leur propre personnel enseignant. Le cas le plus intéressant est sans doute celui de l’école des Roches, fondée en 1899 par Edmond Demolins, en opposition totale, du point de vue des contenus d’enseignement, d’organisation du parcours scolaires, des méthodes d’éducation, avec l’Université napoléonienne rénovée par la Troisième République, et inspirée des écoles britanniques modernes d’Abbotsholme et Bedales. Cette école fut très mal vue du ministère, de l’Université, mais également des établissements privés des congrégations, en particulier de ceux des Jésuites, qui critiquaient son inspiration « anglaise » et libérale, et ce bien que Demolins fût un nationaliste anti-démocrate, anti-dreyfusard et de tendance monarchiste avouée et qu’il vînt des milieux catholiques sociaux traditionalistes proches de Le Play. C’est dire si réelle était (est encore) la coalescence entre l’enseignement libre traditionnel (confessionnel ou non) et l’Université d’État en France au niveau de la conception générale de l’éducation et des méthodes et contenus d’enseignement.
N’oublions pas d’ailleurs que notre Université s’est toujours inspirée du modèle jésuite, cependant que notre école primaire guizotienne puis ferryste a beaucoup emprunté aux écoles libres et catholiques des Frères des Écoles chrétiennes. Si bien qu’après le décès prématuré de Demolins, son successeur, Georges Bertier a tout fait pour rapprocher l’école des Roches de l’Université, renonçant à beaucoup d’innovations éducatives de Demolins, restaurant la prépondérance des humanités et du souci de la préparation au baccalauréat, invitant avec obséquiosité les inspecteurs généraux de l’Instruction publique, entretenant les relations les plus cordiales avec le ministre. Lors du départ de Bertier, en 1944, peu de choses distinguaient, en fait, l’école des Roches des lycées publics. Et cet alignement a été en quelque sorte entériné par le choix finalement fait par l’école des Roches de souscrire un contrat d’association avec l’État. La plupart des établissements privés d’enseignement secondaire et supérieur ont fait le même choix à des dates diverses, y compris l’École alsacienne. Et, aujourd’hui, ils recrutent une bonne partie de leurs maîtres parmi les professeurs certifiés et agrégés du public, et ils en recrutent d’autres par le concours spécifique du CAFEP qui diffère peu du CAPES.
Instaurée par la loi Debré du 31 décembre 1959 (dont le maître d’œuvre fut, on l’oublie trop souvent, le socialiste Pierre-Olivier Lapie), la contractualisation a littéralement fait du privé (en particulier les établissements confessionnels), une annexe de l’Éducation nationale, un protectorat qui en partage les maîtres, la conception de l’éducation, les méthodes et contenus de l’enseignement et qui n’a aucune autonomie en matière de création et de collations des diplômes. De par son caractère monopolistique dans ce domaine, en raison de sa prépondérance institutionnelle écrasante et du fait de la contractualisation, l’État est parvenu à récupérer, annexer, stériliser et neutraliser l’enseignement privé. À tel point qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’en France, il n’existe pas réellement, et il n’a jamais existé depuis le début du XIXe siècle, un secteur privé d’enseignement indépendant de l’Éducation nationale et constituant pour elle un concurrent. Anne Coffinier le dit fort bien : « Il n’existe pas de véritable choix éducatif en France, le privé n’étant que le délégataire du service public. »
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Sur le web
Une tribune publiée initialement sur Le blog de la liberté scolaire, reproduit avec l’aimable autorisation du site.