"Exquis mots" de Maupassant, en passant

Publié le 27 janvier 2012 par Dubruel

UNE RUSE

Ma sonnette de rue tinta. Je m’éveillai.

Jean, mon domestique, parut.

Il tenait une lettre qui disait :

« Madame Pralus

Prie avec instance

M. le docteur Célance

De passer chez elle immédiatement.»

Je réfléchis

Et répondis :

« Le docteur, fort souffrant,

Prie Mme Pralus de vouloir bien

Appeler son confrère M. Damien.»

Je rendais à Jean le pli

Et me rendormis.

Une demi-heure après,

De nouveau, Jean me réveillait :

-Il y a quelqu’un dans l’entrée

Qui voudrait vous parler.

Il dit

Qu’il y va de la vie

De deux personnes.

Je me dressai :

-Faites entrer.

M’apparut une espèce de fantôme.

Dès que Jean fut sorti,

Il se découvrit.

C’était Mme Pralus. Elle passait

Pour la plus jolie fille

De la ville.

Il y a trois ans,

Elle avait épousé

Un gros commerçant.

Elle avait l’air affolé.

Ses mains tremblaient.

Elle balbutia : -Vite,…Docteur,...venez !

…Mon amant vient de décéder…

Dans ma chambre…Mon mari va rentrer…

-C’est vous qui êtes venue tout à l’heure ?

-Non,…c’est ma bonne…Elle sait…

Moi, auprès de lui,…j’étais restée.

J’ai si peur…

Oh, si vous saviez comme je l’aimais !

Jusqu’aux cheveux, elle s’est enveloppée.

Et nous partîmes dans mon coupé.

À peine étions-nous arrivés

Que dans sa chambre je vis le corps

Étendu au beau milieu. Je le considérais.

Je palpai les mains; je le tâtai encore.

Puis je dis aux deux femmes qui grelottaient :

-Aidez-moi à le porter sur le lit.

Habillons-le.; c’est fini.

Mme Pralus saisit la tête de son amant,

La regarda désespérément,

Puis l’étreignit

Et murmura simplement : -Adieu, chéri.

La porte d’entrée s’ouvrit à ce moment

Et se referma lourdement.

C’était Lui, déjà. On sursautait.


-Apportez-moi des serviettes

Et une cuvette !

J’entendis les pas monter.

Alors je l’ai appelé: -Par ici,

Nous avons eu un accident, cher ami.

Le mari stupéfait demanda :

-Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que cela ?

-J’étais resté à bavarder avec votre femme

Et notre ami Pierre d’Haulame.

Voilà que soudain il s’est affaissé.

Je commençais


À lui porter les premiers soins…

Aidez-moi donc à le descendre.

Il n’habite pas loin.

Je l’ausculterai mieux dans sa chambre ;

L’époux surpris, mais sans méfiance

Me prêta assistance.

On empoigna son rival désormais inoffensif.

Nous voilà dans la rue avec l’escogriffe.

Je le redressai, l’encourageai, lui causai.

(Il fallait aussi tromper mon cocher) :

-Allons, ce ne sera rien, mon ami.

Faites un petit effort et ce sera fini.

On le bascula dans le coupé.

Derrière lui, je montai.

Le mari inquiet

Me demandait :

-C’est grave, pensez-vous ?

-Non, non ; à demain !

Elle, avait pris le bras de son époux.

Je serrai les mains.

Et donnai l’ordre :-Chez d’Haulame. Allez !

Le mort tombait sur mes genoux sans arrêt.

Quand enfin chez l’amant on arrivait,

J’annonçais, faisant le malin :

-« Il a perdu connaissance en chemin. »

Je constatai ensuite le décès

Et rentrai me coucher.

Signé du pseudo : Aimé Voux

 Le sage doit quitter la vie avec autant de décence qu’il se retire d’un festin.

Démophile