--Bushûkô Iwa__ Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Extraits Personnages
Une bonne part de l'oeuvre de Tanizaki pourrait se lire comme un livre des perversions sexuelles qui viserait parfois à l'encyclopédie. Rien à voir cependant avec Les Cent-Vingt Jours de Sodome" de notre DAF national : c'est que, à la différence deSadeSade|fr], Tanizaki n'a jamais été emprisonné - et pendant des années - seul à seul avec ses fantasmes les plus excessifs, il n'a jamais été contraint de se colleter avec la folie et la frustration auxquelles sa condition d'éternel prisonnier, d'une geôle ou d'un asile, accula l'auteur français. Et puis, bien sûr, les deux hommes venaient d'une culture différente : la chape de plomb de l'idéologie judéo-chrétienne et son contrepied, l'athéisme enragé et blasphématoire, n'ont pesé ni dans un sens, ni dans l'autre, sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain japonais.
D'une complexité sinueuse qu'alourdira encore, aux yeux du lecteur occidental, surtout s'il est peu au fait de l'Histoire du Japon, le contexte historique du roman, "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" met en scène un aristocrate (non pas imaginaire, contrairement à ce qu'affirme la quatrième de couverture de l'édition Gallimard, mais qui, selon la courte préface de Tanizaki, aurait bel et bien existé) du XVIème siècle, contemporain vraisemblable - nulle date n'est indiquée avec précision - de l'époque Shengoku, ou "Ere des Provinces en guerre", qui s'étend du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème.
Fils aîné d'un chef de guerre vaincu par le seigneur d'Ojika, le jeune Terukatsu est emmené en otage et mène, dans la château du vainqueur de son père, une vie plutôt confortable. Otage ou non, il reste le fils d'un haut personnage, qui plus est d'un guerrier, et doit être traité en conséquence. Le seigneur Ikkansaï lui donne d'ailleurs la même éducation qu'à son propre fils, Norishige. Et quand le château d'Ojika devient la cible d'une guerre menée par un autre seigneur en révolte, il n'est pas question que l'adolescent soit exposé à la fureur des assaillants. Il reste donc au coeur du palais, dans le dernier bastion, avec les autres otages d'Ojika, essentiellement des femmes et jeunes filles de bonne famille.
C'est à ces femmes que revient la tâche, chaque soir, de laver, peigner et étiqueter les têtes coupées des guerriers ennemis abattus. Ce qui apparaît au premier abord comme une corvée sanguinolente et répugnante s'accomplit en fait avec toute la majesté d'un rituel. Pas question pour ces femmes de maltraiter les têtes qu'on leur confie : maintenant qu'ils sont morts au combat, avant d'être des vaincus ou des trophées, ces objets sans corps sont avant tout des morts, qu'il faut traiter avec tout le respect nécessaire.
Pour distraire le jeune Terukatsu et surtout pour lui donner cet avant-goût du combat qu'on lui interdit si sévèrement, ce qui le frustre beaucoup, l'une des femmes emmène un soir l'enfant avec elle, dans le donjon. Spectacle et atmosphère ont de quoi frapper l'imagination d'un enfant comme celle d'un adulte : la lueur tremblotante des bougies, l'odeur du sang caillé montant dans les vapeurs de l'eau nécessaire à la toilette mortuaire, les effluves de l'huile parfumée et de l'encens utilisés pour oindre les chevelures repeignées et ces femmes, dont certaines sont si jeunes et si belles, en train de manipuler, avec précaution et comme avec tendresse, de leurs doigts blancs et fins, les têtes sans défense des guerriers morts au combat ...
Parmi celles-ci, de temps à autre, émerge ce que l'on nomme une "tête-de-femme", caractérisée par l'ablation du nez : le guerrier victorieux a coupé le nez du cadavre et l'a conservé par devers lui, un peu comme il l'aurait fait d'un scalp ou d'une paire d'oreilles, pour prouver le nombre d'ennemis abattus.
Tanizaki ne l'énonce pas ainsi mais c'est en voyant la plus jolie des jeunes filles présentes "s'occuper" de l'une de ces têtes au nez coupé que le jeune Terukatsu connaît sa première jouissance physique d'adolescent. A partir de cet instant, il lui deviendra impossible de dissocier la Mort, la passivité et la mutilation de l'excitation physique menant à l'épanouissement sexuel. Cette perversion inquiétante conditionnera sa vie d'adulte, que Tanizaki nous expose dans les deux autres tiers du roman, sur un fond de déchirements historiques absolument passionnant.
Même si "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" est tenue par certains pour une oeuvre mineure de son auteur, le lecteur y trouve l'une des réflexions les plus fines menées par Tanizaki sur la part d'ombre de la sexualité et sur la déchéance qu'elle est susceptible d'engendrer chez celui qui en souffre. Guerrier courageux, vassal intègre, homme sensible, Terukatsu se transforme en un monstre d'égoïsme et de ruse lorsque le tenaille le besoin de satisfaire son obsession. Ses pulsions font de lui l'initiateur diabolique du drame que vont vivre dans l'ordre chronologique, le seigneur Yakushiji, la fille de celui-ci, dame Kyôki, devenue l'épouse d'Ojika Norishige, c'est-à-dire du fils de celui qu'elle croit être celui qui a profané le cadavre de son père, et enfin Shôsetsu, la toute jeune épouse de Terukatsu.
Quand on parle de la transformation du Seigneur de Musashi en monstre, il n'est évidemment pas question d'une double personnalité dans le style Dr Jekyll et Mr Hyde. Jamais, au grand jamais, Terukatsu ne sera soupçonné - si ce n'est par sa femme, peut-être - d'être autre chose et d'avoir vécu autrement qu'un guerrier et un aristocrate. Cet homme est passé maître dans l'art de l'hypocrisie et de la manipulation, ce qui s'avèrerait tolérable et même bienvenu sur le seul plan politique ou s'il voulait préserver la vie des siens, mais qui devient inacceptable et indigne de son rang et de ses ancêtres dès lors qu'il les emploie à des fins strictement individuelles. Au-delà de l'obsession sado-masochiste de son héros, c'est la trahison d'un certain idéal de fidélité et de rigueur que nous dépeint Tanizaki. Trahison impardonnable mais dont, jusqu'au bout, on ne saura pas ce qu'en pensait le Seigneur de Musashi, ni même s'il en avait conscience.