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L’affect de l’art

Publié le 06 mars 2008 par Gregory71

On attend des objets artistiques qu’ils produisent des affects, mais on oublie souvent que l’art, c’est-à-dire le mot “art”, est engorgé lui-même par des affects. De quoi l’art est-il l’affect? On ne pourra répondre à cette question complexe héritée de Patrice Loraux en une simple note. Il nous faudra y revenir, encore et encore, telle une enquête minutieuse et tâtonnante, essayant des hypothèses, les abandonnant pour en fournir d’autres.

Crédit photo: Ishrona / Flicker.com 

L’entrelacement entre cette attente d’affects et cette antériorité d’affects dans le mot, créé un choc, une tension, un déséquilibre qui est peut être au coeur de notre contemporainéité. Hésitant entre l’immédiateté perceptive et la démarche langagière, les objets et le mot entrent en crise comme si la teneur même du mot “art” menait à la disparition de l’efficacité des objets et comme si d’autre part les objets venaient redéfinir les limites même de la définition et de l’extension du mot. Combien de fois avez-vous vu une exposition qui vous a déçu au regard de ce que vous entendiez par le mot “art”? Combien de fois avez-vous dû reconsidérer ce que vous entendiez par ce mot parce que vous aviez perçu des objets qui ne correspondaient pas à votre définition et qui pourtant avait provoqué en vous une détonation esthétique? C’est le sentiment de déjà-vu si fréquent en art contemporain, non pas seulement parce que notre monde est saturé d’images, et pas seulement d’images artistiques, mais aussi parce que le déjà-vu est un déjà-pensé, déjà-défini. Il peut s’appliquer non à une expérience préalable d’un objet artistique, que j’ai déjà vu, mais à une expérience de pensée artistique, que j’ai déjà défini.

Le mot “art” et les objets “art”. Ce n’est pas du tout le même “art” et pourtant les deux approches sont inséparables, elles sont dans un jeu de va-et-vient, parce qu’on ne les sépare qu’au regard d’une facilité de réflexion. Il faudrait être capable non de les considérer comme deux plans mais comme une ligne de fuite unique.

De quoi l’”art” est-il l’affect? Il y a sans doute une demande d’immédiateté de la sensation: retrouver un contact direct, un choc, une perception pure. C’est là le sens commun qui a encore une très forte influence sur notre appréhension des objets. Combien de fois a-t-on entendu des gens littéralement exiger, comme si cela allait de soi, qu’un objet artistique se perçoive tout seule, sans l’aide d’un titre, d’un cartel, d’une explication ou d’un contexte, comme si on pouvait faire abstraction de tout cela? Immanence mal comprise de l’art. Et puis a-t-on jamais perdu ce contact, cette perception pure? À vrai dire l’a-t-on jamais senti? Il y a sans doute dans l’attente des objets, quelque chose d’une nostalgie ontologique, le fantasme d’un réel, c’est-à-dire d’un absolu vis-à-vis duquel nous sommes obligés de faire des acrobaties conceptuelles pour le penser afin d’allier ce qui est à ce qui n’est pas (Aristote). Il y a d’autre part la mise à distance de l’expérience par le mot qui peut être normatif quand on dit “voilà ce que j’attends de l’art”, c’est-à-dire quand on soumet les objets à une définition préalable. On ne saurait éviter totalement cette antériorité du mot sur les choses, si ce n’est à croire à cet autre absolu qu’est l’antériorité des objets perçus sur les mots. Car il s’agit bien là d’un absolu quand on soumet les objets à un mot, absolu qui relève de cette logique des Formes Idéales platoniciennes estimant qu’elles sont la source de tous les étants.

Crédit photo: Gwhughey / Flicker.com 

L’affect de l’art est sans doute un sentiment d’absolu selon l’exigence d’un accord impossible. Accord entre l’expérience et le mot, entre les objets et les perceptions, entre celles-ci et le langage. L’art, dans sa dimension langagière et matérielle, rêve d’un monde ou circulerait ces blocs, de façon fluides et continues. En creux elle désigne donc un monde qui a été brisé, morcelé, un monde sans origine qui tend vers sa fin. Il y a en art des récits dynamiques de genèse, d’un corps fou, libéré des entraves, des normes, ou les fluides coulent partout. Il y a aussi des récits d’un monde à l’arrêt, terré sous les cendres et la décomposition, un monde aux arbres abattus, aux populations anthropophages (cf La Route, ce si beau livre sur lequel je reviendrais un jour).

La grande différence entre l’affect d’absolu produit par la philosophie et l’art consiste en ce que ce dernier fait de l’échec de l’accord sa dimension expressive au sens deleuzien. La destruction n’est pas un phénomène négatif, le néant lui-même est un affect autour duquel de nombreux artistes, de Giacommeti et d’autres, ont constitués leurs pratiques. L’absolu de l’art est irrésolu dans un sens plus fort que l’absolu philosophique, il ne provoque pas un sentiment d’enthousiasme mais de puissance car si la philosophie se retire des choses pour aller vers les mots, l’art abandonne (temporairement) le langage pour les choses. Ce sont en ce sens des frères ennemis, dont l’origine se ressemble mais dont les individuations, les pratiques, les résultats s’opposent.

Quand le médium même de l’art, c’est-à-dire le fondement de l’objet, est avant toute chose, avant toute articulation discursive, du langage, comme dans le cas de l’informatique avec la programmation, que devient l’affect des objets artistiques et du mot “art”? Ne s’agit-il là encore d’une transformation profonde que nous devons approcher pour articuler ce qui nous arrive?

ps: ces questions proviennent d’un travail que je suis en train de réaliser avec des enfants autistes à l’École Saint-Ambroise (Montréal) et avec lesquels la relation sensation/langage/distanciation s’effectue bien sûr selon des modalités différentes. Cela faisait longtemps, très longtemps que je souhaitais travailler avec des autistes, le mot utilisé est bien sûr réducteur mais utilisé par commodité. Dans quelques semaines des nouvelles de ce projet…


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