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Lorsqu’il dépose le brevet de la photographie carte de visite en 1854, Disdéri ne soupçonne sans doute pas la fortune exceptionnelle que va connaître ce procédé quelques années plus tard, et la révolution qu’il va provoquer dans l’histoire de la représentation humaine.
Ces petits portraits, initialement conçus pour illustrer les cartes nominatives que les gens du monde déposaient lors de leurs visites, vont en effet susciter l’engouement d’un public beaucoup plus large, à la fois comme objets familiers (des portraits bon marché, éditables en de multiples exemplaires, peu encombrants, que l’on pouvait distribuer à ces proches et connaissances) et comme images publiques. Les photographes (Disdéri d’abord, puis, une invention à succès restant rarement exclusive, de multiples autres ateliers : Mayer et Pierson, Franck, Reutlinger, Pierre Petit…) commencèrent en effet, à partir de la fin des années 1850, à diffuser commercialement les portraits de célébrités passées devant leur objectif, avec l’accord plus ou moins explicite des intéressés – le « droit à l’image » était encore dans les limbes.
L’exemple venait de haut, puisque Napoléon III fut l’un des premiers à comprendre l’usage propagandiste qu’il pouvait faire de ce nouveau médium, et à encourager la diffusion de portraits photographiques de la famille impériale. Généraux, hommes politiques suivirent, et la mode s’étendit au monde des arts, du spectacle et des lettres. Comme plus tard les vignettes autocollantes de footballeurs ou de stars, le public collectionnait ces portraits de célébrités, que l’on rangeait dans des albums conçus à cet effet. Plusieurs de ces albums conservés au département des Estampes et de la photographie ont été récemment numérisés. À côté d’albums privés, provenant de quidam – une famille bourgeoise du Puy – ou de personnalités comme la duchesse de Chartres, belle-fille de Louis-Philippe, on trouve de nombreux albums de célébrités, parmi lesquelles les écrivains sont fortement représentés.
C’est ainsi tout un monde littéraire, des années 1860 aux années 1890, qui se met en scène. Si les grandes figures attendues sont bien là – Victor Hugo, Emile Zola, George Sand, Charles Dickens, Alphonse de Lamartine – ces albums nous permettent aussi de (re)découvrir le visage d’écrivains alors illustres qui ne sont plus guère pour nous que des noms, tels François Coppée, Émile de Girardin, Théodore de Banville, Joris-Karl Huysmans ; d’autres enfin complètement tombés dans l’oubli, aux noms parfois intrigants ou cocasses : Alexandre Flan, Philoxène Boyer l’ami de Baudelaire, Philarète Chasles le biographe de Daniel Defoe, la comtesse Dash… Autant de cas qui peuvent aussi bien inviter à des redécouvertes qu’à une méditation sur les vanités littéraires.
De nettes différences d’exposition, voire de « stratégie de communication », apparaissent aussi entre les écrivains. Certains déploient avec aisance en photographie une image publique, voire un personnage, déjà rôdé dans les salons ou les théâtres, comme Alphonse Karr ou Victorien Sardou, posent pour de multiples photographes et n’hésitent pas à se mettre en scène avec femme, enfants, voire maîtresse, tel Alexandre Dumas ; d’autres au contraire ne se donnent à voir qu’avec parcimonie.
En effet, si certains noms brillent par leur absence dans cette galerie de portraits, cela s’explique parfois par une notoriété acquise tardivement (Mallarmé, Verlaine…) ou après leur disparition (Rimbaud bien sûr, ou Lautréamont, dont nous ne sommes même pas sûrs de connaître le vrai visage), mais aussi par une probable réticence (Edmond de Goncourt) voire un refus de cette forme d’exhibition, comme chez Flaubert ; dilemme entre exposition et effacement qui se pose toujours aujourd’hui. Ces divergences d’attitude envers l’usage de l’image recoupent bien certaines lignes de fracture du « champ littéraire » sous le Second Empire et les débuts de la Troisième République, mises en évidence par Pierre Bourdieu : les écrivains liés aux académies, à la presse et au boulevard sont surreprésentés ; les figures de la littérature « pure » sont plus rares, voire absentes.
Enfin, on peut noter, avec E. A. Mc Cauley, que, contrairement à une tradition du portrait occidental bien établie depuis la Renaissance, ces hommes et femmes de lettres posent rarement avec les attributs de leur art, et se coulent au contraire dans les conventions du portrait photographique bourgeois mises en place dans les années 1850 : debout ou assis, en pied, dans des studios toujours meublés de la même gamme réduite d’accessoires (colonne, balustre, rideau, chaise et guéridon ; le portrait « à la Nadar », à mi-corps, devant un fond nu, est plus rare). Les livres posés sur la table, ou entrouverts dans les mains du modèle, font eux-mêmes partie de ses conventions, et accompagnent aussi bien un magistrat ou un sénateur. Il faudra attendre les progrès techniques de la prise de vue, dans les années 1890, pour que des écrivains puissent se faire photographier dans leur cabinet de travail — inaugurant ainsi une nouvelle convention, illustrée par Mairet et surtout Dornac.
Depuis Voltaire posant pour Houdon, l’utilisation par les écrivains de leur propre image n’était certes pas absolument nouvelle ; tout au long de l’époque romantique avaient ainsi été éditées de nombreuses « Galeries des contemporains » gravées ou lithographiées ; dès les années 1850, Hugo à Guernesey (LIEN) avait forgé par la photographie la représentation quasi-légendaire de son exil, et les principales figures des arts et des lettres avaient posé pour des photographes du même monde, comme Adam-Salomon, Carjat, et bien sûr Nadar. Mais ces grands tirages, coûteux, restaient d’une diffusion limitée. Le portrait-carte entraîne un saut quantitatif qui révolutionne l’image publique de l’écrivain, après son affirmation comme autorité morale et politique sous les Lumières et le romantisme. Ce « sacre de l’écrivain » étudié par Paul Bénichou connaît ici une forme d’apogée, que nous qualifierions aujourd’hui de médiatique ; elle durera un peu plus d’un demi siècle, et la génération existentialiste en sera sans doute, en France, la dernière représentante. Si de tels albums existaient aujourd’hui, combien d’écrivains y figureraient encore — et lesquels ?
Thomas Cazentre, direction des Collections, département des Estampes et de la photographie
Bibliographie
Elizabeth Anne Mc CAULEY.- A. A. E. Disdéri and the carte de visite portrait photograph. - New Haven ; London : Yale university press, 1985. - XVI-262 p.
Identités : de Disdéri au photomaton : [exposition, Paris, Palais de Tokyo, 18 décembre 1985-24 février 1986] ; textes de Michel Frizot, Serge July, Christian Phéline, Jean Sagne. - Paris : Centre national de la photographie : Ed. du Chêne, 1985. - 141 p.
Nadar : les années créatrices, 1854-1860 : Paris, Musée d’Orsay, 7 juin-11 septembre 1994, New York, the Metropolitan museum of art, 3 avril-9juillet 1995. - Paris ; Réunion des musées nationaux, 1994. - 348 p.
Paul BÉNICHOU.- Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830, essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. - Paris : J. Corti, 1973. - 492 p.
Pierre BOURDIEU.- Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire. - Paris : Éd. du Seuil, 1992. - 480 p.