Cyber et nucléaire

Publié le 25 janvier 2012 par Egea

Lors du colloque d'il y a deux mois, j'avais préparé quelques éléments que je n'ai pas prononcés, faute de temps. Je m'interrogeais, comme bien d'autres, sur la notion de dissuasion en matière cyber. J'entends les arguments de Stéphane qui explique que la dissuasion est globale : mais là encore, il parle selon la doctrine française de dissuasion, qui est nucléaire, et où le nucléaire est appuyé sur l'ensemble des moyens y compris conventionnels : dissuasion du Famas au SNLE disait-on autrefois. Ainsi, en France, le mot dissuasion a forcément un prégnance nucléaire, qui explique le ton du texte ci-dessous.

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Quelques considérations sur la comparaison entre le cyber et le nucléaire




Depuis l’apparition du cyberespace et la notion conjointe de « cyberdéfense », les observateurs assimilent fréquemment le cyberespace et l’espace nucléaire. Ces quelques lignes veulent contribuer au débat, en comparant effectivement ces deux milieux, en interrogeant la notion de lutte technologique, enfin en apportant quelques remarques sur la notion de cyberdissuasion.

Le cyberespace et l’espace nucléaire : ressemblances et dissemblances.

Le « nucléaire » est-il un milieu stratégique ou n’est-ce qu’un « domaine » ? Etant donné la prégnance qu’il a eue sur la stratégie depuis son apparition historique, nous admettrons qu’il s’agit d’un milieu, même si sa description topologique ou géographique est malaisée. Il est plus observé au travers de ses effets que de sa description directe. Mais on peut faire la même remarque pour le cyber : il s’agit là aussi d’un milieu anthropogène, construit par l’homme, même s’il repose sur des moyens techniques qui peuvent être géographiquement désignés.

Nombreux sont ceux qui voient alors des ressemblances entre le milieu nucléaire et le milieu cyber : ils partagent surtout l’illusion que ce nouveau milieu, comme tous les nouveaux milieux lors de leur apparition, engloberait tous les précédents : cela entraînerait, dès lors, par une sorte de nécessité, la règle selon laquelle celui qui domine le nouveau milieu domine l’ensemble du spectre stratégique et va donc gagner la guerre. C’est une illusion, dénoncée depuis longtemps par Colin Gray (1) . Un nouveau milieu accroit la complexité de la stratégie générale, il rétroagit sur les autres milieux, mais il ne suffit pas par lui-même à assurer la domination totale. Cela ne signifie pas cependant qu’il faut le minorer : la complexité accrue nécessite un effort de réflexion stratégique, comme le nucléaire l’exigea en son temps.

Constatons d’abord que malgré la même couche technologique qui les fait se ressembler beaucoup (ce sont tous les deux des milieux artificiels), le nucléaire et le cyber présentent des différences qui tiennent justement à leur nature technicienne et scientifique.

Je crois en effet qu’il y a une dissemblance de taille : celle de l’incessante mutation technologique du cyber par rapport à la relative fixité du nucléaire. Certes, nous ne méconnaissons pas l’importance du passage de la bombe A à la bombe H, la présence de sous-marins nucléaires sous la calotte glaciaire, la miniaturisation qui a permis le missile ou l’invention du mirvage : les innovations des quinze premières années du nucléaire ont forcé l’adaptation des concepts stratégiques. Pourtant la notion de dissuasion arrive très vite avec le nucléaire, même si elle subit des ajustements conceptuels réguliers (passage du primat nucléaire au conflit limité puis des représailles massives à la riposte graduée). Après, les concepts ont connu une relative fixité, probablement due à la fixité technologique.

Le cyber donne au contraire l’impression d’une constante lutte technologique où la course aux armements, à la différence de l’époque nucléaire, ne se fait pas seulement à la quantité (la loi de Moore) mais aussi à la qualité (qui est d’ailleurs, pour une part, la conséquence de la première). Il y aurait sans cesse croissance technologique dans le cyber, là où elle était finalement plus lente dans le nucléaire.

Cette idée peut bien sûr être critiquée, de deux façons, que j’aborde avec prudence car je n’ai pas les compétences techniques : mais un article ne sert-il pas à soumettre des hypothèses à débat ? J’accepte tout à fait la critique et la sollicite même, car elle permet de construire à plusieurs notre compréhension des choses.

Lutte technologique ?

La première objection serait que les architectures basiques usitées dans tous les systèmes informatiques seraient partout similaires et donc communes, ce qui rendrait factice la course technologique. J’ai toutefois le sentiment que si l’infrastructure semble commune (et facilement attaquable car nativement mal conçue pour la sécurité), les superstructures ont tendance à se différencier. Alors, l’évolution qualitative porterait sur les superstructures. La difficulté porterait donc sur la possibilité de percer ces superstructures, pour atteindre un noyau qui serait plus facile à détruire. Je laisse cette question aux spécialistes. Mais la réponse emportera des conséquences stratégiques différentes.

La deuxième objection expliquerait que l’augmentation croissante de complexité accompagnerait, à peu près au même rythme, les progrès de la technologie : au fond, les deux se développeraient simultanément, selon une logique homothétique. Dès lors, la complexité croissante irait de pair avec les outils à même de la contrôler. Autrement dit encore, si cette hypothèse est vraie, elle relativise l’impression de course technologique aux armements cyber : mais elle ne l’invalide pas. En effet, si les moyens techniques accompagnent le développement de l’informatique, la présence croissante de ceux-ci est une réalité acceptée par tous : celle d’une complexité croissante (au sens propre, cyber) même si elle dispose pour cela des outils nécessaires (au sens propre, l’informatique).

Cyber-dissuasion ?

On peut donc dénoncer l’assimilation fréquente au fait nucléaire, qui se traduit le plus souvent par la notion de cyber dissuasion. Je ne crois pas que la dissuasion soit un modèle pertinent pour le milieu cyber.

Il faut tout d’abord revenir aux définitions. Selon le glossaire interarmées de terminologie opérationnelle (2) , la dissuasion est le « fait de persuader un agresseur potentiel que les conséquences d’une action coercitive ou d’un conflit armé l’emporteraient sur les gains escomptés. Cela nécessite le maintien d’une puissance militaire et d’une stratégie crédible reposant sur une volonté politique nette d’agir ». Juste après, une définition de la dissuasion nucléaire (3) précise l’application particulière au milieu nucléaire.

On le voit donc, la notion de dissuasion recouvre deux choses :

  • d’une part la notion de riposte à une attaque. Elle entraîne qu’on ne défend pas seulement, mais qu’on passe à l’offensive. La chose mérite d’être précisée, tant la question de l’offensive paraît aujourd’hui plus ou moins tue dans la pensée stratégique francophone. Cela ne signifie pas qu’elle n’est pas possible, juste qu’elle doit être pensée.
  • d’autre part, la dissuasion a pour corollaire la notion de dissymétrie, puisque la riposte qu’on se propose d’asséner à l’adversaire occasionnerait des dégâts plus élevés que l’attaque que l’on nous porterait. Or, cette dissymétrie paraît aujourd’hui pour le moins difficile à prouver. Cette preuve est pourtant à la base de la crédibilité (même si la dissuasion nucléaire emporte une part d’ambigüité rhétorique, qui lui est inhérente).

Crédibilité, voilà le dernier mot ! La crédibilité doit être technique, mais aussi stratégique. En effet, le dernier élément de la définition est le couple unissant une stratégie crédible et une volonté politique. Or, le politique n’a pas eu encore à se pencher sur ces choses là. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas réfléchi : simplement qu’en France, il ne s’est pas exprimé publiquement dessus.

Aussi me semble-t-il opportun de regarder encore cette notion de cyber-dissuasion, d’y réfléchir avec attention et circonspection, même si elle est beaucoup employée outre-Atlantique et que beaucoup la reproduisent, peut-être trop rapidement.

  1. Colin Gray, « La guerre au 21ème siècle », Economica, 2008.
  2. Accessible sur le site du Centre Interarmées de Concept, Doctrines et Expérimentations (CICDE) : www.cicde.defense.gouv.fr .
  3. Dissuasion exercée pour la défense des intérêts vitaux de la France par la menace de provoquer, par l’emploi de tout ou partie de ses armes nucléaires, des dommages de toute nature, hors de proportion avec l’enjeu des intérêts mis en cause et, de ce fait, inacceptables pour tout adversaire qui voudrait leur porter atteinte.
  • NB : texte également publié par la lettre de l'observatoire géostratégique de l'information de l'IRIS.

O. Kempf