La loi sur la négation du génocide arménien, qui a été adoptée par le Parlement français, suscite la colère des Turcs. Comment expliquer le comportement et les maladresses du gouvernement turc ? Quelles sont les motivations des Arméniens en exil depuis trois à quatre générations ? Quelles raisons ont conduit les élus français à l’adoption de cette loi ?
Par Guy Sorman
Manifestation de la communauté turque, le 22 décembre 2011, contre la loi pénalisant la négation du génocide arménien.
Le Sénat, en qualifiant de génocide le massacre des Arméniens, sans citer les Arméniens (!!!) – la loi prévoit la pénalisation de la négation de tout génocide reconnu comme tel (ce que l’on appelle de la casuistique) – par l’armée ottomane il y a bientôt un siècle, n’a pas réécrit l’histoire mais pris le parti des activistes arméniens contre le gouvernement turc. Ce gouvernement mérite cette défaite politique tant il a mal géré sa relation avec les Arméniens, ceux qui vivent encore en Turquie, ceux qui vivent en Occident et ceux de l’Arménie indépendante.
Il est regrettable que les discussions engagées en Turquie même n’aient pas abouti à une relation claire du massacre originel qui aurait été acceptée par les deux parties. Cela aurait été d’autant plus accessible que le gouvernement turc n’est pas l’héritier de l’Empire ottoman qui perpétua ces massacres. Pourquoi le refus turc ? Les Turcs ont toujours été agacés, depuis le milieu du XIXe siècle, par le soutien systématique des États européens chrétiens aux Arméniens : le vote du Sénat français s’inscrit dans cette tradition qui remonte au Congrès de Berlin en 1878 quand les puissances européennes se posèrent en défenseurs des Arméniens ottomans. Par ailleurs, les Arméniens se trouvaient en concurrence en Anatolie orientale avec les Kurdes, qui eux aussi souhaitaient créer un État indépendant, sur le même territoire que les Arméniens. Kurdes et Arméniens étaient en rivalité et s’entretuaient, leur seul point commun était la volonté de démanteler l’Empire ottoman. Les Kurdes, par symétrie avec les Arméniens, reçurent des soutiens extérieurs, de la Russie et de la Grande-Bretagne.
Cet enchevêtrement des peuples et des revendications nationales fut fatal aux Arméniens d’Anatolie. Quand la Première guerre mondiale éclata, ces Arméniens, avec l’appui de l’armée russe du Caucase, étaient sur le point de prendre les Ottomans à revers. Ceux-ci décidèrent alors de transférer – pas d’exterminer, bien que cela revienne au même – les Arméniens d’Anatolie vers la Turquie de l’Ouest. Le massacre eut lieu au cours de cette longue marche forcée. Dans le même temps, les Arméniens, nombreux à Istanbul, ne furent pas massacrés mais placés sous surveillance. Si le massacre ne fait pas de doute, le génocide est contestable, puisque ce ne sont pas les Arméniens en tant que « race » qui furent visés, mais les Arméniens en tant que nation dissidente.
Une autre raison qui empêtre le gouvernement turc actuel dans ses contradictions tient au rôle des Kurdes dans cette affaire : grands massacreurs d’Arméniens, les Kurdes s’emparèrent de leurs terres dès qu’ils en furent expulsés et ils s’y trouvent encore. L’appellation de génocide ouvrirait le droit à la restitution de leur propriété aux Arméniens, au risque de faire exploser la Turquie dont le tiers oriental est peuplé par les Kurdes.
On comprend à peu près le comportement et les maladresses du gouvernement turc. Les motivations des Arméniens en exil depuis trois à quatre générations sont plus complexes : elles relèvent sans doute de la victimologie, une volonté collective d’être reconnus comme victimes. Il existe aux États-Unis un mouvement comparable chez certains intellectuels Noirs qui souhaitent que l’esclavage dans les deux Amérique soit reconnu comme génocide – donnant droit à réparation. En Vendée (plus vaste que le seul département), l’historien Ronald Seycher fait campagne depuis vingt-cinq ans pour que la République française reconnaisse le « génocide vendéen » : de fait, le Comité de Salut public, en 1793, avait ordonné l’extermination de la race vendéenne alors même que la guerre civile était terminée.
Il reste à s’interroger sur les motivations des sénateurs français ? Comme ils ne sauraient ignorer – lol – la complexité des événements de 1915 en Anatolie, on suppose qu’ils ont obéi à des considérations plus immédiates. L’influence du vote arménien ? Elle me semble surestimée, car seules sont concernées deux ou trois circonscriptions (Marseille, Issy-les-Moulineaux) et tous les Arméniens de France ne sont pas mobilisés autour de la reconnaissance du génocide. Nombre d’entre eux, hormis les plus militants, savent que ce vote va rendre plus difficile encore une réconciliation en Turquie même, entre Kurdes, Arméniens et autres musulmans. Sans doute est-ce la candidature de la Turquie à l’Union européenne, et son refus par un grand nombre de Français, qui constitue la raison véritable mais inavouée de ce vote a-historique. Mieux aurait valu le déclarer ouvertement que d’instrumentaliser la cause arménienne.
Certains Arméniens ont emporté une victoire symbolique ; le gouvernement turc a perdu. Mais, à terme, je ne vois que des perdants : une réconciliation impossible en Turquie même, la frontière fermée durablement entre la Turquie et l’Arménie, le renvoi de la Turquie dans le camp musulman, alors même que les Turcs aspirent à leur européanisation et que nous avons besoin d’eux pour pacifier le voisinage en Syrie et en Irak.
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