Magazine Humeur
Fabien Tarby
Drogues et Transcendantal chez Deleuze et Guattari
Deleuze et Guattari s'inscrivent-ils dans cette grande tradition chamanique qui fait de la drogue un moyen d'exploration et même de révélation d'un réel caché et plus profond, plus vrai, mais recouvert habituellement par les comptines quotidiennes et émoussé par les faibles affects ou percepts sociaux ? Deleuze et Guattari aiment à citer le controversé Carlos Castaneda. Tonal et Nagual, chez cet étrange auteur, vaudraient-ils comme des formes intuitives de ce que Deleuze nomme dans quelques cours ''réel caché'', ''réel dominant'' ? N'allons pas si vite. En général, les chamanismes de la drogue sont des mystiques, qui s'accomplissent dans la paradoxale révélation d'un Ineffable. C'est le Nagual de Castaneda ; aussi bien toutes sortes d'autres dénominations sont possibles. On trouve évidemment cette idée dans de nombreuses civilisations, sous des formes différentes mais convergentes. Et qui ne dépendent pas, en tant que telles, de l'usage des drogues. Un Raja-Yoga pourrait tout aussi bien y conduire. Nagual n'est pas Tonal ; mais aussi bien Brahman n'est pas Ishvara. En définitive, l'idée d'une sorte de quête révélatrice est commune à la religion et à la philosophie même. Si toutefois, outre les pratiques chamaniques, les stupéfiants ont trouvé grâce chez les écrivains ̶ cette longue tradition qui passe par exemple par Thomas de Quincey. Rimbaud, Baudelaire, Michaux, Artaud, William Burroughs ou Jim Douglas Morrison ̶ , beaucoup plus rare est l'attention portée par la philosophie aux effets de telles substances. Mais au cœur du plateau X l'on trouvera quelques pages, denses, consacrées par Deleuze et Guattari à la question des drogues, sous le sous-titre ''Changer la perception'' 1
En quoi consiste, pour Deleuze et Guattari, la dimension révélatrice des drogues ? Mais cette dimension n'est évidemment pas quelque chose ; et c'est du reste cet attachement dernier à la chose énigmatique, qu'il s'agirait de découvrir, qui fait le nid des interprétations mystiques de l'expérience stupéfiante. Comme s'il y avait quelque chose derrière les choses, que les drogues exhiberaient enfin. Évidemment, cette chose d'énigme n'a pas la structure d'une identité habituelle, et c'est ce qui explique que ces chamanismes s'achèvent dans la révélation d'un indicible. Mais c'est encore trop de croire au secret, à la révélation. Deleuze et Guattari sembleront donc d'abord se tenir à distance de tout discours objectivant une révélation, même inobjective, d'un ordre autre ou supra-logique. C'est pourquoi ils affirmeront que l'usage des drogues change en réalité la perception elle-même. Nous voyons et nous sentons autrement. Là serait la seule révélation, qui ne préjuge pas d'un objet (même inobjectif) venant ainsi à la conception ou à la vision. Deleuze et Guattari écrivent ceci : « Toutes les drogues concernent d'abord les vitesses, et les modifications de vitesse. » Et l'on peut dès lors décrire leurs effets selon trois aspects :
« 1) l'imperceptible est perçu 2) la perception est moléculaire 3) le désir investit directement la perception et le perçu. »2 Ce qui, au fond, se résume à deux thèses, compte tenu de la corrélation évidente du premier et du deuxième aspect : c'est parce que la perception devient moléculaire que ce qui était imperceptible est désormais perçu. De telle sorte que la thèse est la suivante : les drogues ouvrent à une perception désirante qui révèle le primat des multiplicités sur les unités factices. Ce qui peut aussi bien être exprimé à partir de la thématique des vitesses, la multiplicité deleuzienne traversant des distinctions comme celle de l'espace, de la composition, et du mouvement, étant, aussi bien, de toutes ces espèces, et ne s'originant en aucune. Précisément, la multiplicité zigzague entre les modèles. On peut l'apercevoir selon l'espace (lisse), la composition (moléculaire) ou le mouvement (vitesse) ; mais elle n'est proprement réductible ni à l'un ni à l'autre de ces modèles.
Que signifie, maintenant, que le « désir investit directement la perception et le perçu » ? Il ne serait pas suffisant d'en parler selon les termes d'une sur-subjectivation. De s'en tenir à l'idée que, sous l'effet d'un stupéfiant, un homme, une femme sur-investissent le réel à partir de leur subjectivité. Il peut sembler qu'il en soit ainsi, en surface, parce qu'un trip peut être identifié à un délire ou à une hallucination, et ces derniers, à leur tour, à un rapport purement subjectif au réel, ayant perdu le bon sens de la distinction entre ce qui vient de moi et ce qui, du réel, est structures a-subjectives. Mais c'est là une vision encore superficielle, clinicienne. Henry Michaux, par exemple, cherche à « épurer la question d'une causalité de la drogue, [à] la cerner au maximum, la séparer des délires et des hallucinations. »3 Michaux voit bien, par là, que c'est le réel auquel ouvre, par exemple, la mescaline, qui compte ; et non pas la manière dont une subjectivité en est nécessairement imprégnée. Ce n'est pas qu'il y ait, à proprement parler, un plan scientifique à atteindre. L'objectivité des effets neuronaux des stupéfiants, par exemple, est une question secondaire. Une question qui reste dépendante d'une problématique de l'objet et du sujet, et qui est donc aussi partielle que celle de la sur-subjectivation. Autre chose est en jeu. Le désir n'est pas réductible à la subjectivation, qui n'en est qu'un aspect global, secondaire, et d'ores et déjà filtré. Le désir précède la pensée du désir. La drogue n'est donc pas tant l'expérience extrême de la manière dont je subjectivise le réel que celle d'un champ transcendantal anonyme, où le je et le monde sont toujours-déjà confondus, enroulés l'un dans l'autre, ou peut-être même pulvérisés l'un dans l'autre, et qui n'est « plus rien que le monde des vitesses et des lenteurs sans forme, sans sujet, sans visage. » « Le moment où désir et perception se confondent. »4
Dans l'expérience stupéfiante, la ''conscience'' est d'elle-même dépassée par ce qui lui advient. Dire que, par la drogue, nous sur-subjectivons est donc mal dire : comme si la conscience n'était pas non seulement bouleversée mais littéralement construite par ces forces, ces vitesses, ces magnitudes et molécules qui la travaillent, la forment et la déforment ; comme si, au contraire, à rebours, elle déversait sur le monde un contenu caché jusqu'alors inapparent, son théâtre intérieur, les coulisses de l'esprit quotidien ou normal. Mais non ! Il en est ici comme du rêve, que Freud a si mal compris en distinguant le contenu manifeste et le contenu latent, sa vérité herméneutique. Si mal, parce qu'il n'y a pas de vérité herméneutique ; même à admettre qu'il y ait un sens, ce sens est, comme toute chose, une production dans un espace productif qu'il ne transcende pas ni n'explique, ni n'épuise. Le sens se connecte au reste, aux éléments infra ou supra-sensés, comme l'on voudra. Dans l'expérience stupéfiante, le sens de quelque chose peut bien être lui-même une chose, un triangle, un corps matériel. Et vice versa. La frontière idéaliste entre les multiplicités idéales et les multiplicités matérielles est abolie ; et c'est bien pourquoi une idée peut se transformer soudain en une chose (en une vision) et une chose en sens. Abstrait et concret, matériel et immatériel ne veulent plus dire grand chose. Un homme, par exemple, se rend chez son amie et traverse pour ce faire la grand'rue. Mais la ''distorsion'' stupéfiante fait de cette petite marche nocturne tantôt et quasi-simultanément un voyage chez les Géants et chez les Lilliputiens. Est-ce sa pensée qui fait croître et décroître à ce point les choses, les pas, les distances ? Ou bien les choses qui entrent autrement que selon l'habitude (selon l'hallucination familière, saine, d'umwelt humain) en son esprit ? La question est sans réponse. Une seule chose est sûre : cet homme peut bien, soudain, avoir un odorat de chien... Ou annuler en son expérience le sens du passé et du futur, et en conclure qu'il est déjà mort... Tout est possible, entre vitesses et ralenties nouvelles. Ce n'est pas même un cogito d'un nouvel ordre, cartésien, ni même phénoménologique. Mais, par exemple, la possibilité même d'expérimenter ce que l'écriture ne peut saisir des traits d'union d'une expression comme « être-au-monde »
Chaoïde ! Chaoïde ! Comme Mustang au galop.
Alors à quoi se confronte-t-on ?
Eh bien, évidemment, à la question de l'inconscient.
Mais sans doute faut-il d'abord comprendre la mauvaise position de ce problème. Et sans doute ne comprendra-t-on la mauvaise position de ce problème, celui de l'inconscient, qu'en remontant jusqu'à l'étrange alliance entre l'idée d'un transcendantal du Sujet et celle d'un Inconscient de ce Sujet. Il y a, en effet, une complicité secrète du Transcendantal et de l'Inconscient. Un Transcendantal n'est jamais qu'un Inconscient révélé ; et un Inconscient un Transcendantal encore in-su... Personne n'a jamais médité la catégorie kantienne de la totalité ou de la causalité au moment même où, selon Kant, il exerçait son entendement. Personne n'a jamais pensé que son « Je pense doit accompagner toutes ses représentations » au moment de sa représentation... Personne ne pense son schématisme au moment où il schématise, etc. Personne ne pense l'intentionnalité dans l'acte même par lequel il intentionnalise. Et inversement : si le Sur-moi est une structure inconsciente, elle n'est rien d'autre qu'une structure transcendantale... La différence Inconscient/Transcendantal est donc toute relative, factice. Croire au Transcendantal du Sujet c'est croire en l'Inconscient du Sujet. Vice versa, bien sûr.
La psychanalyse, certes, prétend être une autre pensée que celle du Sujet ; une pensée capable, en apparence, de prendre pour objet la singularité même d'un sujet. Mais seulement en apparence, pour Deleuze et Guattari, puisqu'aussi bien elle reste dépendante d'une conception en généralité, traduction, interprétation, ralenties, molarités, structures. Il faut la fixer, cette singularité, la crucifier au « roc de la castration »5. Or, pour Deleuze et Guattari, toute interprétation du désir vient trop tard ; la réalité du désir est immédiate et vitale, et non pas informationnelle, pas même langagière (même si le désir, lui, investit aussi le langage). Finalement, donc, la psychanalyse est un transcendantal des plus classiques. Qui a seulement inversé la dualité, et dit explorer la machinerie formelle inconsciente plutôt que celle consciente. Schéma de la première topique de Freud ou Table des catégories kantiennes, quelle différence, au fond ? Celle-ci reste interne à une méthodologie de la généralité, de surcroît idéaliste. On étend les structures, avec Freud, au-delà du conscient, dont on relativise donc tout à fait la puissance. Cela peut bien sembler être une révolution. Mais dans un cadre qui reste le même... La dualité même du conscient et de l'inconscient n'a pas grand sens, à bien y réfléchir, tant elle est elle-même structurelle : dans la mesure, par exemple, où Kant doit révéler la table des catégories, et Husserl l'intentionnalité, ces dernières peuvent bien être dites «non-conscientes. » Un sujet catégorise ou intentionnalise de lui-même, sans énoncer qu'il catégorise ou intentionnalise... Et l'on voit que tout transcendantal est déjà cette prétention d'élucider de l'inconscient ; tandis que la construction d'une science de l'inconscient est celle d'une forme transcendantale.
Il faut dépasser une telle conception du transcendantal, de l'inconscient même. Et, pour cela, pas d'autre voie que celle par laquelle inverser toute la perspective transcendantale : au lieu d'exclure de l'analyse transcendantale, (cette autopsie du sujet) l'effectivité charnelle, désirante, c'est en son immanence même qu'il faut, intégralement, se tenir, sans la projeter au scalpel dans des structures vides, flottantes, prétendument supérieures. Le transcendantal philosophique présuppose toujours une sorte de sujet-type, à la fois parfaitement squelettique et plastique. Un très beau Sujet = X, en somme, vidé de toute particularité et, donc, de toute anormalité, étrangeté, particularité. Bien entendu, la philosophie défend ce processus en affirmant remonter de la sorte à l'universalité même des structures de la subjectivité, et atteindre ainsi quelque plan fondamental, etc. Sujets de Kant et de Husserl, exemplairement.6
L'existence des drogues, elle, est décisive, car elle permet une telle inversion de l'habitude de pensée transcendantale. La drogue est un dérèglement ? Dont la machinerie transcendantale n'a cure. Qu'elle n'envisage pas. Mais non : c'est ce dérèglement même qui est le fond du transcendantal. C'est sa ''vérité'' même. Et la ''normalité'' n'est ainsi qu'un appauvrissement ou une ralentie du dérèglement.
A quel moment, finalement, un penseur peut-il rompre avec cette grande alliance faussée entre Transcendantal et Inconscient ?
Contre cela, il n'y a, pour Deleuze et Guattari, d'autre solution que la dissolution pleine et entière du mythe de l'Inconscient herméneutique, interprétatif, théâtral, significatif, directif. Et l'expérience stupéfiante va y servir, par son immédiateté et son horizontalité explosive. L'explosif n'est pas l'interprétatif, en effet, mais cette capacité à donner à être (plutôt qu'à voir ou penser) ce qui est. Ce n'est que secondairement, dans une psyché réflexive, que l'on interprète. C'est le détachement transcendant(al), qui invente une production dans les nuages, dans l'éther propre aux idées et aux mots, une production autonome. Comme si le mot existait sans la gorge et sa modulation. Comme si l'on chantait sans la corde vocale... La psychanalyse est donc cette passion de la production qui s'est rendue aveugle à la production même au nom de la conception. La psychanalyse est un rêve dans un espace propre, reconstruit, médiat...
Il faut, ici, citer Deleuze et Guattari :
« Car, de la psychanalyse, il y a lieu de faire à la fois un modèle, un opposé, et une trahison. La psychanalyse, en effet, peut être considérée comme un modèle de référence parce que, par rapport à des phénomènes essentiellement affectifs, elle a su construire le schème d'une causalité propre, distinct des généralités psychologiques ou sociales ordinaires. Mais ce schème causal reste tributaire d'un plan d'organisation qui ne peut jamais être saisi pour lui-même, toujours conclu d'autre chose, inféré, soustrait au système de la perception et qui reçoit précisément le nom d'Inconscient. Le plan de l'Inconscient reste donc un plan de transcendance, qui doit cautionner, justifier, l'existence du psychanalyste et la nécessité de ses interprétations. »7
Texte remarquable. Ce n'est pas tant que Deleuze et Guattari reconnaissent à la psychanalyse une juste passion de l'élucidation qui ne s'en tiendrait pas à la généralité mais chercherait à pénétrer ou à saisir la singularité, « le schème d'une causalité propre. » Mais qu'en voulant cela, la psychanalyse veut son plan autonome, interprétatif, sa profondeur, sa hauteur herméneutique, et entend donc se constituer en Transcendance explicative (ce en quoi elle croit encore en Dieu...). Elle « reste donc un plan de transcendance. » Dans le même temps, on peut lui reprocher de ne point y parvenir, de ne point pouvoir être ce plan d'organisation qui pourrait être saisi pour lui-même, et qui est donc « toujours conclu d'autre chose » bien que son schème, exactement dans le même geste, soit « soustrait au système de la perception. » La transcendance factice, celle de l'Inconscient herméneutique, ici, est une vision impeccable, jouant faussement, donc, de sa hauteur angélique, autonome, indépendante (ce mensonge !). Toute transcendance est le raté d'une immanence, qui se croit d'autant plus pure qu'elle aurait ainsi résolu les problèmes immanents en les déplaçant dans la sphère autonome de la signification et de son interprétation. Une transcendance se forme en royaume ou espace purs, par exemple en blabla infini du sens psychanalytique, simulacre du réel d'autant mieux armé que l'on peut, de fait, discourir à l'infini sur le réel.
C'est là, bien sûr, que nous retrouvons le pouvoir de la drogue. Non pas que la drogue soit le fond de toute chose. Mais au moins révèle-t-elle une autre conception de l' « inconscient ». Une conception qui précède toute conception signifiante. Non pas au sens d'un ineffable, indicible : parce qu'aussi bien un trip avec les mots, auprès des mots, dans les signifiés et les signifiants (déjà une sorte de multiplicité) est un aspect de cette pré-conception, qui, de toute façon, communiquera immédiatement avec de l'alter-langagier. « La drogue, écrivent Deleuze et Guattari, donne à l'inconscient l'immanence et le plan que la psychanalyse n'a cessé de rater. » Le désir n'est plus traduit dans les constructions générales, langagières, de la sphère sensée de la psychanalyse. Il est là, en train de se faire ; il se produit. Car : « l'inconscient est à faire, non pas à retrouver. » « Il n'y a plus une machine duelle conscience-inconscient, parce que l'inconscient est, ou plutôt est produit, là où va la conscience emportée par le plan. »8
S'il y a donc, pour Deleuze et Guattari, une révélation stupéfiante, elle n'est pas celle d'un Objet que l'on découvrirait, pas même celle d'une Enigme (d'un Non-Objet) rejoignant l'Ineffable mystique. Elle est plutôt l'immédiateté d'une expérience de la production des machines désirantes, l'expérience de la physique de l'inconscient. C'est la forme pure de la perception, mais aussi bien de l'affectivité et de la pensée, et non pas quelque contenu supérieur X ou Y, qu'on y expérimenterait à ciel ouvert. C'est traverser en athlète un peu plus de chaos qu'il n'en est révélé dans la perception sociale et quotidienne.
Mais si la révélation stupéfiante est celle de la forme, on peut tout aussi bien dire que cette révélation ne consiste en rien – en rien de consistant, d'objectif, de subjectif, ni même d'énigmatique. Dès que le chamanisme croit qu'il ouvre à une vérité, il se méprend ; c'est qu'il reste dépendant de catégories naïves. Il oppose par exemple une vraie réalité révélée par l'usage des drogues à une fausse réalité, d'apparence. On croit encore, par-là, à la vérité comme à une substance secrète. Le problème est alors mal posé (et l'on sait à quel point Deleuze insiste sur la manière de poser les problèmes). On se demande où est l'illusion. Si elle est dans la perception saine ou dans la perception pathologique (mais dite mystique). Si le fantôme du délire n'est pas plus réel que son absence ou son caractère habituellement indétectable. Bref, on se demande où est le véritable Objet. Et, au fond, tout mysticisme, lors même qu'il s'élève à l'indicible, reste une philosophie de l'Objet et du Vrai. Or, la question n'est pas de savoir où est l'apparence trompeuse et où est la vérité cachée.
Mais il s'agit de fonctionner. De faire fonctionner. Et, pour la philosophie, c'est-à-dire la production de concepts, leur création, de fonctionner de telle sorte qu'elle montre les fonctionnements...
Mais il se passe alors quelque chose d'assez curieux dans le texte de Deleuze et Guattari. Se surimpose soudain, à ces thèses sur la perception stupéfiante capable de révéler la forme pure de la perception, un tout autre discours, un discours presque moralisateur. En tout cas la drogue, après avoir été analysée au strict niveau ontologique, devient l'objet d'une réflexion pratique incluant des problèmes de méthode, et de modes de vie. Comme si la question devenait celle-ci : « Mais la drogue est-elle une bonne voie pour vivre à hauteur du désir, des multiplicités, et se constituer un Corps sans organes ? » Et les ravages de l'usage des stupéfiants sont alors clairement énoncés ; s'ils le sont dans le vocabulaire du deleuzisme, leur évocation renvoie banalement à la déchéance du drogué : « Au lieu de faire un corps sans organes suffisamment riche ou plein pour que les intensités passent, les drogues érigent un corps vidé ou vitrifié, ou un corps cancéreux : la ligne causale, la ligne créatrice ou de fuite tourne immédiatement en ligne de mort ou d'abolition. L'abominable vitrification des veines, ou la purulence du nez, le corps vitreux du drogué. »9 Trous noirs et lignes de mort dont les expérimentateurs Artaud et Michaux, eux-mêmes, nous avaient averti. « Le » drogué est dans son trou, « comme un bigorneau. Enfoncé plutôt que défoncé. »10 « La ligne causale, ou de fuite, de la drogue ne cesse d'être segmentarisée sous la forme la plus dure de la dépendance, de la prise et de la dose, et du dealer. »11 Finalement, « les drogués n'ont pas choisi la bonne molécule ou le bon cheval. »12 Tout se passe donc comme si la question éthique venait s'enrouler autour de la question ontologique : vivre en drogué n'est pas une solution, c'est une mauvaise méthode pour éprouver la multiplicité libératrice ; d'ailleurs, le drogué paye l'expérience qu'il fait de la multiplicité et de la vitesse par l'expérience contraire : terrible re-territorialisation que celle du besoin du dealer, de la dose, de la déchéance corporelle et de la solitude sociale, etc.
Et, certes, notre propos n'est pas du tout de nier cela, ces ravages. Pas une seconde. Mais plutôt, on va le voir, de s'interroger sur les mouvements qui habitent ce texte, ces quelques pages, et sur son assez étrange stratégie. Nous pensons qu'elle indique, cette stratégie, quelque chose de la manière de penser et d'opérer, en général, de Deleuze et Guattari. Voyons progressivement en quoi.
Il est vrai qu'un lecteur attentif pourrait ne pas être étonné par l'intrusion de considérations éthiques dans ce texte. On a souvent fait remarquer cette évolution ou inflexion : tandis que L'anti-œdipe organise un discours particulièrement offensif à l'égard de la psychanalyse freudienne (et même lacanienne) et doit, en conséquence, affirmer le primat illimité des multiplicités productives, Mille Plateaux songe à la manière dont l'homme peut éprouver et vivre heureusement (c'est cela l'éthique) au milieu des multiplicités. Il en résulte un discours beaucoup plus mesuré, prudent, à la fois quant à la coexistence naturelle du moléculaire et du molaire, et quant aux méthodes concrètes et existentielles par lesquelles vivre la multiplicité. On ne peut se contenter de délivrer théoriquement le sens de ces multiplicités sur-humaines qui font le ''fond'' de l'être. D'une part, il y a maintenant (osons le mot) une sorte de dialectique entre le molaire et le moléculaire, le lisse et le strié, la vitesse et la lenteur, la dé-territorialisation et la re-territorialisation13 ; d'autre part, il faut être sensible à la manière dont l'être humain peut éprouver l'authenticité du multiple sans s'y dissoudre, puisque le multiple est potentiellement sur-humain ou in-humain, bien que productivité première de l'être. Ce à quoi correspond parfaitement cet avertissement sur l'inanité éthique de l'usage en dépendance des drogues. « Ne nous faites pas dire ce que nous ne disons pas, semblent dire Deleuze et Guattari, éprouver la multiplicité ne se réduit pas et ne se réduira pas à se droguer, cette impasse. » Sans doute, Deleuze et Guattari répondent-ils en même temps par-là à cette tendance (effectivement erronée ; mais fort vivace selon la compréhension qu'en eurent certains) qui consiste à considérer leur philosophie comme celle d'un hédonisme ou d'un anarchisme du désir sans frein. Un certain ascétisme considère mieux la pensée de Deleuze. Un ascétisme, ou plutôt, même, une certaine capacité du sujet à vivre naturellement la Nature vraie et retrouvée des choses, des multiplicités. Quelque chose qui l'apparente à l'expérience intérieure du rapport entre les modes et la Substance chez Spinoza. Et c'est pourquoi, suivant le conseil d'Henry Miller, il faut apprendre, littéralement, « à se saouler à l'eau pure. » « Arriver à se droguer, mais par abstention […] Arriver au point où la question n'est plus « se droguer ou non ». Il est bel et bien, ici, question d'une maîtrise s'il faut « rester maître des vitesses et des voisinages »14, ce que la drogue ne permettrait guère. On ne doit pas négliger ce que l'éthique deleuzienne comporte (en vieux langage classique, je l'accorde) de « force de l'âme. » Mais une force qui n'est pas une illusoire citadelle intérieure, stoïcienne ; c'est plutôt un art, une esthétique : être dans les multiplicités sans se perdre, se dissoudre, et cependant y être sans avoir à être un ego.
En quoi consiste alors l'échec des drogues ?
La première cause, nous l'avons vu, tient (à une échelle elle-même molaire) à l'existence non pas fluide mais binaire du drogué. Le drogué vit dans la binarité du trip et de son absence. Absence, manque où la parfaite misère de la dichotomie transparaît. Haché autant qu'haschiché, coupé, comment le drogué pourrait-il être maître du multiple lorsqu'il revient à sa réalité première et rampe en pute ou en agresseur pour ré-obtenir sa clef chimique ? Entre trip et existence, cette schizophrénie-là n'est pas la bonne, puisqu'elle est simplement binaire... Le rythme du drogué trahit aussi bien cet esclavage à l'Unité obsessionnelle de la chose chimique. Cette première cause est cependant conforme à l'évidence que chacun peut tirer des ravages stupéfiants. C'est même un lieu commun.
Mais Deleuze et Guattari vont évidemment plus loin. Il y a une deuxième raison, beaucoup plus subtile, immanente à l'expérience même de la drogue, et qui ne se loge donc pas dans le rythme général et binaire de la vie du drogué, entre le trip et son absence. « A quoi sert, écrivent joliment Deleuze et Guattari, de percevoir aussi vite qu'un oiseau rapide, si la vitesse et le mouvement continuent de fuir ailleurs ? »15 Ainsi, la drogue ne fait pas plan de consistance, à peu près égale en cela, mutatis mutandis, à une philosophie qui ne ferait pas plan d'immanence. Une Chaoïde, rappelons-le, sait y faire avec le multiple. On ne doit pas croire que la drogue donne le plan. Ouvrir au Chaos n'est pas encore faire plan.
Mauvaise donne, décidément, puisqu'à l'extérieur du trip, ce qui est donné au drogué c'est une expérience destructrice et vide, étrangère au multiple, une vie d'animal dévasté ; tandis qu'à l'intérieur du trip, le Chaos des relativités est une expérience trop puissante et absolue pour relever de l'éthique et de l'esthétique de la constitution du plan authentique. La drogue est l'art de rater la sagesse du multiple. depuis son extériorité comme depuis son intériorité, dans ce balancement absolument dual d'une vie entre trip et manque qu'elle constitue.
On comprend bien, dès lors, comment les deux premiers aspects sont reliés.
Il y a cependant un troisième aspect à l'analyse critique de l'usage des stupéfiants par Deleuze et Guattari. Et c'est sans doute ce troisième aspect qui est le plus troublant, quant à la logique interne de leur pensée.
Deleuze et Guattari écrivent ceci : « Les déterritorialisations restent relatives, compensées par les re-territorialisations les plus abjectes […] Les micro-perceptions moléculaires sont recouvertes d'avance, suivant la drogue considérée, par des hallucinations, des délires, de fausses perceptions, des fantasmes, des bouffées paranoïaques, restaurant à chaque instant des formes et des sujets, comme autant de fantômes ou de doubles qui ne cesseraient de barrer la construction du plan. »16 Ainsi nos auteurs réintroduisent-ils in fine une sorte de distinction qualitative entre authentique et inauthentique : les stupéfiants peuvent bien donner à voir une immanence réelle (l'authentique), celle-ci est en même temps, nécessairement, brouillée par toutes sortes de phénomènes subjectifs : hallucinations, délires, fausses perceptions, fantasmes, bouffées paranoïaques. C'est en effet un fait. Un fait qui correspond à l'expérience même la plus banale de l'usage de tels filtres et chimies. Mais en quoi et pourquoi, dans la logique interne à la pensée de Deleuze et Guattari, pourrait-on maintenant considérer de tels phénomènes comme inauthentiques ? Parce que l'individualité du sujet est projetée dans l'expérience qu'il fait, dans le trip, du réel ? Parce que l'ego est là, agissant, orientant, dominant – paranoïa – , tandis qu'il s'agirait d'atteindre à un plus haut point de dé-subjectivation ? Sans doute est-ce là ce que veut dire un tel texte. Mais son insertion dans le cours de la réflexion n'est pas moins étrange : une hallucination, un délire, une « fausse perception » ne sont-il pas, avant interprétation, de pures productions ? Quel sera alors le critère qui distinguera l'expérience authentique de l'inauthentique, si les deux expériences (conformément aux bases de la pensée psychanalytique de Deleuze et Guattari) sont d'abord, avant l'interprétation castratrice, des productions ? Tout n'est-il pas production ? Ne faut-il pas, par exemple, traiter d'abord le cas Schreber comme tel ?17 N'est-ce pas la ligne de basse obstinée, libératrice et créatrice, que Deleuze et Guattari ont en tête : la production précède toute interprétation, comme la nature la signification. Ça fait, Ça est, avant de faire « sens », d'être « sens », la signification étant elle-même un régime, voyez-vous, de production18. Mais, dans ce cas, que vaut la différence, dans Mille Plateaux, entre l'authentique et l'inauthentique ? Ce sont des productions. Bien entendu, le critère sera certainement de savoir si l'on tend à être fidèle au multiple, au virtuel, au fond de chaos ; ou, si, au contraire, on veut y être aveugle et ne point les reconnaître comme l'être des choses. Mais Deleuze et Guattari, dans ce court extrait, n'entrent-ils pas en discordance avec leurs propres principes en interprétant a priori des productions comme mauvaises productions ? L'interprétation, soudain, précède donc la production ? Que l'on puisse, dans la cohérence de leur philosophie, réserver un tel traitement à des pensées ou perceptions particulièrement unifiantes, molaires, qui nous feraient parler, comme d'un roc ou d'une unité totalitaire, d'une « chose » ou d'un « amour », d'un « pays », choses ou atmosphères si subtiles, on le comprendra. Mais une hallucination, un délire, une fausse perception sont-ils molaires ? Nous pensions plutôt, auparavant, que tout était en un sens hallucination, ou plutôt qu'il fallait abolir la distinction entre « vraie » et « fausse » perception. Voilà cependant qu'au détour de la réflexion Deleuze et Guattari réinjectent de telles dualités, et le primat (discret mais effectif) de l'interprétation sur la production.
Notre propos ne consiste pas à prendre en défaut Deleuze et Guattari au prétexte de quelques lignes écrites. Ce procédé est facile, et inévitable, dans le cours de n'importe quelle œuvre philosophique, qui s'expose à la fois à l'ambiguïté des mots, des énoncés, et à l'instabilité même de toute pensée, même la plus chevillée à ses axiomes ; sa vie même, en somme. C'est plutôt comme symptôme textuel, fugace, presque imperceptible, mais un moment apparent dans l'économie d'écriture de ces quelques pages, que nous interprétons ces quelques lignes. Symptôme d'une certaine difficulté inhérente à l'ensemble de la pensée de Deleuze et Guattari. Autant dire que le problème est plus général. Je le formulerai, pour finir.
Reconsidérons la démarche de Deleuze et Guattari :
1. Il s'agit d'abord de réformer profondément tant la notion de transcendantal que celle d'Inconscient psychanalytique. Le transcendantal repose sur une conception du sujet légal, pur, nu, vide, universel. Il est le concept d'une subjectivité formelle pour toute matière subjective. Mais c'est là, aussi bien, pour Deleuze, l'universalité mortifère, la transcendance illusoire de la dimension vide, le retrait hors de toute vie, l'autopsie abstraite par excellence. Et comme le transcendantal repose par-là même sur une sorte de sujet dévidé de sa vie propre, le critère classique du transcendantal (celui de Kant comme celui de Husserl) est celui d'une normalité inhumaine. Le transcendantal, c'est ce qui désire un sujet absolument normal et non-affectif (en tant que dans l'affect même seule la forme compterait). Il s'agit donc, pour Deleuze et Guattari, d'inverser totalement la perspective. Si l'on peut parler de transcendantal (en un sens de toute façon nouveau), si l'on peut mettre à jour quelque chose comme cela, c'est au contraire en accueillant, dans la pensée, l'anormalité, l'affolement des structures, l'exception, la singularité, la distorsion structurelle, la subjectivité chaotique (les manières de nommer cela seraient nombreuses, mais renvoient toutes, de toutes les façon, à la passion primordiale de Deleuze et Guattari). La drogue, que l'on considère traditionnellement comme une aberration, une pathologie, eu égard à une prétendue normalité, apparaît dès lors comme un digne objet d'étude, par excellence – on peut aussi bien dire qu'avec Deleuze et Guattari, la philosophie reconnaît enfin la leçon que la littérature, à ce propos, a retenu bien avant, au siècle de Baudelaire et de Rimbaud. Mais la problématique deleuzienne ne consiste pas seulement à savoir si on parvient par les stupéfiants à la « voyance » et aux « Illuminations » comme à l'essence même du rapport poétique au monde. La drogue est plutôt un exemple de cette conversion fondamentale par laquelle on définira désormais la normalité de l'existence humaine à partir de l'anormalité même, comme un ralentissement, une myopie, une puissance limitée, une vie à moitié réduite. Le transcendantal, c'est donc depuis le chaos qu'on le saisit ; et la normalité vide du transcendantal classique n'est que son fantôme exsangue, ou sa lente, très lente, très abstraite ralentie. Voilà, premièrement, la révolution deleuzienne. La ''normalité'' comme faible espèce de la prétendue a-normalité, la santé de la pathologie comme plus fondamentale que la pathologie de la santé.
2. Lions maintenant, dans cette même et ferme logique, la question du transcendantal à celle de l'Inconscient psychanalytique. Une lecture traditionnelle opposera superficiellement les philosophies de la conscience à l'expérience psychanalytique. Le transcendantal serait la connaissance de l'acte et des structures par laquelle le sujet connaît ; la psychanalyse l'expérience de l'in-su de la connaissance. Mais qui ne voit (bien que cette vérité du sens soit dissimulée par l'opposition académique entre les philosophies de la conscience et les anti-philosophies de l'inconscient) que l'inconscient est un transcendantal et le transcendantal un inconscient ? Le rapport entre conscient et inconscient n'est rien d'autre, en effet, que celui que l'on peut indéfiniment nouer et dénouer dans la production de l'explicite et de l'implicite. Si bien que Transcendantal et Inconscient reviennent au même, participent de la même conception du sujet, se jouent des niveaux indéfinis d'explicitation par le langage. Point fondamental. Car c'est cette conception même du Sujet qui est faible. Transcendantal et Inconscient interprètent, s'écrivent... La question est alors de savoir comment sortir de cette étrange alliance entre philosophie de la conscience et anti-philosophie de l'inconscient.
3. Comment ? Mais, bien sûr, en restituant à la production, à l'effectivité ses droits originaires évidents, cela contre l'interprétation, qui n'est qu'une forme secondaire de production, interprétation qui est ce moment où les mots entrent en jeu et font particules partielles ou flux provisoires avec la dimension infra-langagière du réel ; autant dire : encore une production d'agencements. Cette effectivité est au contraire celle que l'usage des drogues révèle. La drogue, c'est donc, une fois agissante, de l'inconscient pur. Non pas de l'inconscient interprété, faussé, mais de l'inconscient se faisant, se produisant. Deleuze et Guattari sont ainsi fascinés par ce deuxième trait de la drogue (le premier était, on vient de le dire, qu'elle est cette pathologie apparente qui révèle en fait les limites de la normalité ; la normalité comme appauvrissement de la prétendue pathologie) : la drogue est l'immédiateté de l'inconscient réel, physique, effectif.
4. Toutefois, le mouvement de pensée, dès lors, s'inverse, et Deleuze et Guattari insistent sur l'échec de la drogue pour parvenir à la conclusion que la juste esthétique des multiplicités consiste, répétons-le, à « arriver à se saouler, mais à l'eau pure (Henry Miller). Arriver à se droguer, mais par abstention. » « Arriver au point où la question n'est plus « se droguer ou non. »19 L'artificiel mortifère des stupéfiants n'est pas la sagesse de l'expérimentation naturelle des multiplicités, cet art du mouvement, qui suppose de « rester maître des vitesses et des voisinages ». Ce n'est cependant pas ce moment éthique (que l'on peut parfaitement comprendre) qui est surprenant dans le texte de Deleuze et Guattari. Mais autre chose :
5. Deleuze et Guattari réintroduisent parallèlement une sorte de distinguo entre la portée révélatrice des stupéfiants et leurs effets faux, « restaurant à chaque instant des formes et des sujets, comme autant de fantômes ou de doubles qui ne cesseraient de barrer la construction du plan. »20 Nous avons alors deux régimes de production, dont le partage évaluateur se fait selon une interprétation initiale des plus binaires : y aurait-il la bonne et la mauvaise perception, lors même que toute perception est d'abord une production ?
De quel problème plus général, peut-être, ce dernier point, dans ces quelques pages de Mille Plateaux, fait-il symptôme ? Nous ne l'aborderons qu'implicitement, pour finir.
Le primat de la catégorie de la production sur celle de l'interprétation est-il absolument viable ? Sans doute, tant que l'on considère la nature, en elle-même, peut-on soutenir cette thèse. Le problème est plutôt celui de l'existence du sujet et de sa production interprétative. On peut bien sûr décider que l'interprétation dont il est non seulement capable mais nécessairement porteur est une production, une production langagière. Et maintenir ainsi le primat de la production sur l'interprétation, qui n'en serait qu'un mode. Mais il n'est pas certain que cela suffise. Le primat du moléculaire sur le molaire trouve-t-il son origine dans la nature des choses, dans l'être même ? Ou ne vaut-il que comme type interprétatif suprême qui établit justement la primauté de la production sur l'interprétation ? Rappelons par exemple que toute la physique, et c'est une évidence quotidienne que nous éprouvons, au milieu des choses et des objets posés là, n'est pas... quantique. Si le chaos n'est pas d'évidence, s'il faut, en athlète, aller jusqu'à lui, en faire le principe de l'être suppose de progresser selon une ligne de vérité qui va de l'être apparent mais trompeur à l'être dit vrai, le Virtuel. Même si Deleuze déclarait n'éprouver aucun goût pour la catégorie de vérité, il n'est pas certain que sa pensée des multiplicités en exclue, en sourdine, la puissance dévoilante. Une pensée de la pure production se passe-t-elle réellement d'une interprétation première ou non-dite qui permet de constituer cette production en vérité de l'être ?
On dirait, au regard de L'anti-oedipe, qu'il y a dans Mille Plateaux la volonté de penser non pas seulement la multiplicité ontologique mais le rapport éthique (et inséparablement esthétique, le beau et bon rapport) que l'être humain peut entretenir avec elle, c'est-à-dire avec une certaine puissance du sur-humain. C'est sûrement dans cette perspective que l'on peut lire ces quelques pages sur la drogue, son mouvement et sa conclusion. Dans l'Abécédaire, Deleuze déclare simplement, à propos des drogues (et de l'alcool) qu'il s'agit de ne pas devenir une « loque », ou incapable de travail. Art de vivre, donc. Que signifie, cependant, que l'on doive désormais penser conjointement l'existence humaine et la multiplicité sur-humaine ? C'est là une difficulté, et cependant la voie ainsi ouverte. Le discours ne peut plus être strictement ontologique ; mais pas plus ne peut-il trop dissoudre l'affirmation initiale et terminale du chaos comme vérité de l'être, affirmation qui sera maintenue et même amplifiée dans Qu'est-ce que la philosophie ? La tension exprimée dans ces quelques pages sur la drogue en témoigne, au passage.
Bien, donc, que Deleuze et Guattari aient magnifiquement liquidé le Transcendantal, de conscience ou d'inconscient, il n'est pas certain que le rapport entre le réel (ou l'être) et le sujet (même s'ils n'aimaient pas ces mots) soit réglé définitivement par la doctrine d'une pure production coextensive à l'un comme à l'autre. Il y a, en tout cas, d'autres possibilités. Et ce sont ces possibilités qui permettent à la fois de mieux comprendre la position propre à Deleuze et les débats de notre temps. En particulier, l'on peut récuser le vitalisme productif de Deleuze et y substituer une trame structurelle infinie, ainsi que Badiou le fait. Et strictement localiser dans cette trame la possibilité ponctuelle, rare, singulière de l'événement au lieu d'en faire l'expression omniprésente du dieu Pan. Tout autre est alors le modèle d'une pensée des multiplicités. Mais aussi bien du sujet : car ce dernier n'est pas à confondre, pour Badiou, avec l'animal humain, animal humain auquel Badiou réduirait sûrement l'expérience (même éthique, esthétique et de dépersonnalisation) des multiplicités dont nous parle Deleuze. L'animal humain, pour Badiou, s'amuse encore, chez Deleuze, des multiplicités immanentes. La fidélité, pour Badiou, à ce qu'il y a à la fois de singulier et d'universel dans l'événement constitue alors un tout autre modèle.
Romantisme deleuzien !