Il y a deux traditions de pensée de l'intelligence économique (IE) en France : l'IE comme système d’État et l'IE comme système managérial dans les entreprises.
La première est ultra-médiatisée et considère le problème de l'IE à un niveau inter-étatique en pointant du doigt les risques liés à l'hypercompétition globale pour les entreprises du territoire
(la « guerre économique »). Celles-ci seraient alors démunies sans un État fort, protecteur, et offensif sur les marchés mondiaux (participation à l'élaboration des normes mondiales,
mise à disposition des services de renseignement pour l'information économique, lois protectionnistes, etc.).
La seconde reconnaît l'importance stratégique de l'information mais, dans un esprit plus libéral, cherche à amener les entreprises à se doter elles-mêmes d'un système d'intelligence économique
efficace. Pour ce faire, elle préconise d'organiser au niveau managérial les dispositifs de veille, le partage de l'information et des connaissances, ainsi que les pratiques d'influence
(lobbying, communication sensible, e-réputation, …).
Pour résumer : une approche étatiste et une approche libérale. Dans son article « L'intelligence économique : de l'Etat à l'entreprise[1]», Didier Danet parlait d' « intelligence économique martrienne » – du nom du célèbre
rapport Martre qui
inaugura l'ambition de l’État français en matière d'IE – et d' « intelligence économique entrepreneuriale ». C'est la confusion entre ces deux traditions qui rend l'IE floue au
point d'en faire quelque chose d'obscur à mi-chemin entre l'espionnage et les politiques de puissances des États. Car comme je l'ai annoncée, c'est l'approche étatiste que l'on entend le plus
alors que c'est de vie économique d'entreprise dans un marché libre dont on parle. Le dénominateur commun c'est bien sûr la figure de l' « espion » que l'on exhibe goulûment dans les
médias.
Avant de parler d'IE, il faut donc préciser de laquelle on parle. Ou plutôt : selon quelle grille de lecture on aborde la problématique de l'anticipation et de l'action stratégique à partir
de l'information. Reste à savoir quelle est l'approche la plus adéquate et la plus utile à la vie de l'entreprise, véritable destinatrice de l'intelligence économique.
Pour D. Danet – qui enseigne la gestion à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr – la métaphore militaire propre à l'approche étatiste (« guerre économique ») est un obstacle majeur à
son intégration par les entreprises. Car, selon l'auteur, cette métaphore est approximative et inopérante, « la notion de « guerre économique » étant au mieux un abus de langage et
plus probablement un concept vide de sens[2] ». Et, toujours dans le même article : « L'intelligence économique ne peut réellement contribuer à l'efficacité des entreprises françaises
que dans la mesure où elle renonce à les transformer en régiments de la guerre économique. Le manager n'est pas un général à la tête de ses troupes. Il a sans doute mieux à faire que d'attendre
de l'administration les informations secrètes qui lui permettront de remporter les marchés qu'il prospecte[3] ».
D. Danet s'en prend ainsi au fond idéologique dirigiste qui sous-tend cette approche. Il explique d'ailleurs la position du rapport Martre – symbole de l'IE étatiste – par une
peur des pouvoirs publics face à l'entrée de la France dans une économie de marché (dénationalisations, ordonnance du 1er décembre 1986 sur le libre jeu de la concurrence). Mais il suspecte
également « l'opportunisme d'une telle démarche qui reprend l'éternel argument du bourgeois gentilhomme pour créer un nouveau marché (celui des stratèges de la guerre économique) [...][4]
».
Pour ce qui concerne l'autre approche, celle qui se développe déjà dans les entreprises sans dire son nom, elle semble se débarrasser de l'idéologie au profit du pragmatisme : l'intelligence
économique est alors comprise comme une discipline collective d'adaptation à un environnement de plus en plus complexe. La seule question de l'IE reste alors pour les entreprises : comment
se servir de l'information pour être plus performant ?
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[1] Danet Didier , « L'intelligence économique : de l'Etat à l'entreprise » , Les Cahiers du numérique, 2002/1 Vol. 3, p. 139-170.
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.