Neyestani - © çà et là 2012
Un petit dessin, rien d’autre. Un petit dessin qui a valu en 2006 à l’iranien Mana Neyestani les pires tourments. Tout ça parce qu’il a représenté un cafard prononçant un mot azéri dans un journal pour enfants. Pour la communauté Azérie d’Iran et pour l’Azerbaïdjan, ce dessin est une insulte. Offensés parce qu’ils pensent qu’on les assimile à des insectes, les azéris manifestent violemment. Les émeutes sont réprimées dans le sang et le gouvernement iranien décide d’arrêter le dessinateur pour calmer la vindicte populaire. Totalement dépassé par les événements, Neyestani se retrouve plongé dans un engrenage inarrêtable. « Je n’en revenais pas que des gens manifestent contre un journal iranien et qu’ils le fassent sur le simple prétexte d’un mot dans un de mes dessins. »
Incarcéré, il découvre la prison d’Evin, au nord de Téhéran. Il y passe plusieurs mois et subit des interrogatoires musclés. Au bout de 51 jours à l’isolement, il se retrouve dans la section des prisonniers détenus pour crimes financiers. Mana y côtoie dans la plus grande promiscuité des junkies en manque, un vieillard sénile et des escrocs sadiques. Quand sa famille parvient à payer la caution lui permettant de retrouver temporairement la liberté en attendant la tenue du procès, le dessinateur décide de quitter l’Iran avec sa femme. En quête de visa pour l’Europe, il part dans un premier temps à Dubaï avant de se retrouver en Turquie puis en Chine. Échappant de peu à l’extradition vers son pays d’origine, c’est en Malaisie qu’il trouvera durablement refuge. Depuis février 2011, il vit à Paris en résidence d’artiste à la Cité Internationale des Arts dans le cadre du programme ICORN de soutien à la liberté d’expression.
Mana Neyestani pose un regard à la fois réaliste et distancié sur le tourbillon qui a bouleversé sa vie sans crier gare. Pas d’apitoiement, pas non plus de colère, juste une analyse lucide et chronologique des événements tels qu’ils se sont enchaînés. Effrayé à l’idée que l’un de ses dessins ait entraîné des répressions mortelles contre les manifestants, il ne comprend pas comment tout cela a pu prendre de telles proportions.
Son parcours vers le statut de réfugié politique sera une autre terrible épreuve à franchir tant les désillusions vont être nombreuses. Lorsqu’il décide de quitter l’Iran, son premier réflexe est de s’adresser à l’ambassade de France. Au pays des droits de l’homme, on ne pourra qu’accéder à sa requête, pense-t-il. Qu’elle n’est pas sa surprise en découvrant que l’homme auquel il demande de l’aide n’est pas un descendant de Jean-Jacques Rousseau mais un fonctionnaire obtus qui l’écoute sans réellement lui prêter une quelconque attention. Ironie de l’histoire, c’est grâce à la Chine, loin d’être à priori une référence en matière de droits de l’homme, que la situation pourra se débloquer.
Graphiquement, ce témoignage ne donne pas dans le réalisme à la Joe Sacco. Les références sont plutôt à chercher du coté de Robert Crumb, avec les nombreuses hachures qui envahissent chaque case. Saupoudrant son récit de petites touches d’humour, Neyestani sait aussi faire preuve d’une belle inventivité grâce à quelques trouvailles visuelles qui ne sont pas sans rappeler le dessin de presse (cf. second extrait ci-dessous lorsqu’on lui annonce sa remise en liberté provisoire).
Une métamorphose iranienne est un album d’une grande puissance qui décortique méticuleusement le basculement d’un dessinateur pour la jeunesse dans l’univers kafkaien mis en place par le système totalitaire iranien (la référence à La Métamorphose dans le titre n’est évidemment pas anodine). Pour le lecteur, c’est aussi une réflexion sur la liberté d’expression et sur le fait que cette dernière, selon l’endroit où l’on vit, ne tient parfois qu’à un fil, ou plus précisément à un petit trait de crayon.
Une métamorphose iranienne de Mana Neyestani. Éditions Çà et là, 2012. 198 pages. 20 euros.
PS : l’album paraîtra le 16 février. Je remercie Libfly et les éditions çà et là de m’avoir permis de le découvrir en avant première.
Neyestani - © çà et là 2012
Neyestani - © çà et là 2012