La réaction très brutale de la Turquie au vote par le Sénat, lundi dernier, de la proposition de loi de la députée UMP Valérie Boyer (auparavant adoptée par l’Assemblée nationale) montre que le gouvernement turc devient ouvertement antioccidental. La loi Boyer pénalise la négation de tout génocide. Les Turcs se sentent visés parce que, parmi les génocides, figure celui des Arméniens par l’Empire ottoman en 1915 (1,5 million de morts). Ankara s’obstine à nier son existence. En 2001, le Parlement français avait voté une loi reconnaissant le génocide arménien, mais sans en pénaliser les négationnistes.
La loi Boyer doit être ratifiée par le président Sarkozy. La Turquie a menacé de réduire les relations diplomatiques avec Paris au niveau des chargés d’affaires, d’exercer des représailles économiques et d’interdire son espace aérien et ses eaux territoriales à l’armée française, bien que les deux pays soient membres de l’OTAN.
Chaque année, malgré la crise, la France verse à la Turquie près de 130 millions d’euros en vue de son adhésion à l’Union européenne (UE), soit près de 900 millions sur sept ans (2007-2013). La Turquie, elle, occupe depuis 1974 la partie nord de Chypre, qui est un pays de l’UE…
La Turquie rejette les valeurs humanistes
La prise de position du gouvernement turc vis-à-vis de la loi Boyer témoigne d’un rejet des valeurs humanistes de la France et de l’UE. Appuyé sur l’AKP (le parti pour la Justice et le Développement), majoritaire depuis 2002, qui se dit islamiste « modéré », il multiplie les manifestations d’hostilité à l’Occident. La détérioration des relations de la Turquie avec Israël s’inscrit dans ce contexte.
La politique intérieure est à l’unisson : le gouvernement turc réprime de plus en plus sévèrement les oppositions kémaliste (partisane de la laïcité) et kurde. Depuis deux ou trois ans, il étouffe les libertés publiques et suborne la justice. Il muselle la presse : au moins 96 journalistes sont incarcérés en Turquie, qui occupe le 138ème au classement de Reporters Sans Frontières 2011. Il laisse se développer les persécutions antichrétiennes. Tout cela dans un contexte de forte croissance économique (à deux chiffres pour 2011).
Le choc des civilisations
Cette évolution accrédite la thèse du politologue américain Samuel Huntington (1927-2008) sur le « Choc des civilisations ». Le professeur Huntington estimait que, par sa position géographique au carrefour de trois continents, sa population (76 millions d’habitants), sa puissance économique et militaire, son appartenance au courant majoritaire de l’islam (le sunnisme), son passé impérial ottoman, la Turquie avait vocation à devenir « l’État phare » de la civilisation musulmane. Premier ministre depuis mars 2003, Erdogan lui en fait prendre le chemin de façon très habile. Il est conforté par des succès électoraux grandissants : l’AKP a remporté 34,3% des voix aux législatives de 2002, 46,6% à celles de 2007 et 49,9% à celles de 2011 (avec une participation de 84% pour ces dernières). Réussite économique et islamisme : voilà la combinaison gagnante d’Erdogan.
Erdogan, un génie politique au service du Califat
En avril 2005 dans mon livre sur la Turquie intitulé “10 questions sur la Turquie et 10 réponses qui dérangent”, j’écrivais ceci : “Sous la poigne d’un génie politique, Mustapha Kemal Atatürk, la Turquie fut au 20ème siècle le pays leader de la laïcité dans le monde musulman. Conduite par un autre homme d’exception, le charismatique Premier ministre islamiste Recep Tayyip Erdogan, elle tourne le dos à la laïcité kémaliste pour renouer avec son identité musulmane multiséculaire. Erdogan est un génie visionnaire, qui fait de l’intégration de la Turquie à l’Europe le levier pour balayer les derniers obstacles à la réislamisation de son pays. Le but ultime d’Erdogan : le rétablissement du califat, institution politico-religieuse surplombant la Oumma (la communauté des croyants), abolie par Kemal Atatürk en 1924.
Depuis 2005, Erdogan a beaucoup fait progresser la réislamisation de la Turquie, pendant que Washington et Bruxelles obligeaient l’armée turque, traditionnellement gardienne de la laïcité kémaliste, à renoncer à le renverser par un putsch. Maintenant que l’armée est neutralisée, Erdogan dévoile ses canons : il secoue de plus en plus la tutelle occidentale. L’intégration de la Turquie à l’UE ? Il sait qu’elle est impossible, parce que les peuples européens n’en veulent pas, au contraire de l’oligarchie financière qui les gouverne encore. La procédure, non aboutie, d’intégration à l’UE ayant rempli son office – empêcher l’armée de sortir de ses casernes – il poursuit sans entraves son seul et unique but : faire de la Turquie l’État phare de l’islam.