De la régression intellectuelle de la France

Publié le 23 janvier 2012 par Copeau @Contrepoints

On peut être à la fois bref et constructif. Le petit opuscule de Philippe Nemo, la Régression Intellectuelle de la France, nous en donne la preuve en dressant une analyse très pertinente de la situation du débat d’idées dans l’Hexagone.

Par Stephane Montabert, depuis Renens, Suisse

Les médias ont tenu une place centrale dans cette dégénérescence. Pendant longtemps, une forme de pluralisme prévalait, plus au travers de l’équilibre des luttes d’influence que de la liberté d’expression. Au temps du Gaullisme, la gauche avait déjà noyauté la plupart des rédactions de la presse écrite grâce à l’action des syndicats du livre et de la distribution, mais quelques personnalités solidement à droite subsistaient à la radio ou à la télévision, notamment parce que ces secteurs étaient directement contrôlés par l’État.

Le fragile rapport de force s’effondra en 1981 lorsque la France passa « de l’ombre à la lumière » avec l’élection de François Mitterrand. Sous la direction du nouveau Président de la République, la gauche socialo-communiste eut tôt fait de placer ses hommes à tous les postes clés des médias gouvernementaux, entraînant par le recrutement de collaborateurs une « épuration » rapide des derniers bastions du pluralisme.

Le rythme des changements devint alors plus rapide, et toucha la sphère légale. Après un premier ballon d’essai avec la Loi Pleven de 1972, la loi française sur la presse (remontant à 1881 !) se vit encadrée, complétée et pour tout dire dénaturée par des textes législatifs de plus en plus nombreux : loi Gayssot, lois « mémorielles », Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) et plusieurs modifications du code pénal.

Bien que ces restrictions de la liberté d’expression puissent paraître anodines, leur effet est aussi pervers qu’étendu. Philippe Nemo montre, exemples tirés de la jurisprudence à l’appui, comment ces lois volontairement ambigües dans leur énoncé (« l’homophobie », par exemple, est condamnable, mais il n’en existe aucune définition légale !) ne punissent plus les paroles, mais les pensées. De même, celles-ci ne peuvent être examinées en procès que par l’intermédiaire de juges chargés de traquer et de condamner les déviants, comme de nouveaux inquisiteurs.

Il n’est pas besoin de punir tout le monde. La criminalisation du discours repousse les thèses controversées hors de la sphère publique ; l’auto-censure des jeunes professionnels fait le reste. Aucun étudiant en journalisme n’aura la moindre chance de décrocher un simple job de pigiste s’il a le malheur d’exprimer une opinion s’écartant de la norme, même en privé, si celle-ci parvient aux oreilles de son employeur.

Après des décennies le long de ce chemin, le résultat est là : un spectaculaire affaiblissement du débat intellectuel. Le terme de régression n’est pas trop fort. Comme l’explique Philippe Nemo :

Ce qui frappe en effet dans la police des idées qui a été mise en place depuis quelques années en France, c’est son caractère crypto-religieux. Aux personnes qui énoncent des faits et arguments au sujet de l’immigration, des mœurs familiales et sexuelles, de l’école, de la sécurité, de la politique pénale, des politiques sociales, de la fiscalité, etc., n’allant pas dans le sens de l’orthodoxie régnante, on n’oppose pas d’autres faits ou d’autres arguments, mais une fin de non-recevoir. On ne veut pas discuter avec elles, on veut qu’elles disparaissent purement et simplement de l’espace public. On veut que la société soit purifiée de leur présence.

Le débat argumenté a disparu du paysage. On ne trie plus les idées selon les critères du vrai et du faux, mais du pur et de l’impur. L’utilisation toujours plus fréquente de qualificatifs comme « nauséabond » sur les thèses dérangeantes illustre littéralement cette nouvelle hiérarchie.

Évidemment, après des années de ce régime abrutissant, la masse des tenants du dogme n’est même plus capable d’argumenter. L’anathème n’est pas seulement devenu un moyen commode d’éliminer les contradicteurs, c’est désormais leur seule réponse.

Et ailleurs?

Le seul reproche que l’on puisse faire à Philippe Nemo est d’avoir centré son essai exclusivement sur la France. Cela ne lui enlève aucun mérite – il faut bien tracer un périmètre – mais risque de laisser l’impression erronée que seul l’Hexagone est sujet à cette régression intellectuelle. Or, le phénomène traverse largement le continent européen.

En Autriche, Elisabeth Sabaditsch-Wolff a été condamnée pour blasphème en 2011 – un délit que l’on croirait directement surgi du Moyen-âge. La jeune femme a eu l’audace de qualifier Mahomet de pédophile, alors que selon les textes musulmans il aurait épousé une fillette de six ans et « consommé son mariage » alors qu’elle en avait neuf. Mme Sabaditsch-Wolf eut aussi le mauvais goût de pointer du doigt les passages du coran autorisant un homme à battre sa femme…

Aux Pays-Bas, Geert Wilders subit deux ans de procès sous l’accusation « d’incitation à la haine raciale » à cause de son film « Fitna » et sa proposition d’interdire le coran, qu’il assimile à Mein Kampf. Il fut finalement relaxé, suite notamment aux nombreux éléments faisant étalage d’un biais partisan des juges, qui rendirent le procès intenable.

Il ne s’agit pas de défendre aveuglément les positions tenues par ces gens mais, qu’on soit pour ou contre, de se poser franchement la question: pourquoi leurs opinions devraient-elles être interdites ?

La Suisse n’est pas en reste. Suivant fidèlement l’influence de son grand voisin, elle s’est doté de divers outils réduisant la liberté d’expression, comme la norme pénale contre la discrimination raciale :

Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse (…) sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

Contrairement à la situation française décrite par Philippe Nemo, certains garde-fous semblent présents, comme la mention du terme publiquement. On trouve même des explications et des questions-réponses, mais celles-ci achèvent de jeter le lecteur dans la perplexité. On y lit en effet « qu’il n’est pas important que l’hostilité se traduise par des actes » : nous sommes donc bien dans le délit d’opinion. La pratique des tribunaux précise quant à elle que l’infraction est poursuivie d’office. Outre le fait que cette caractéristique concerne d’habitude les crimes graves comme le viol ou le meurtre, ce qui en dit long sur la hiérarchie des valeurs des auteurs de la norme, elle signifie que la justice se met en branle dès qu’une telle affaire lui est rapportée par quiconque estimant avoir eu vent de propos punissables.

Les autorités sont systématiquement tenues de vérifier les faits et d’entamer des poursuites judiciaires le cas échéant : on imagine la pression amicale pouvant s’exercer sur le simple quidam convoqué par la police. Nulle mention n’est faite d’une conséquence pour dénonciation abusive. Le plaignant – délateur serait-il plus correct ? – n’a même pas besoin d’être le témoin direct des propos litigieux.

Le but de la norme pénale est répété à de nombreuses reprises : empêcher la propagation d’idéologies « racistes » entre « personnes qui ne se connaissent pas », c’est-à-dire, hors du cercle des connaissances. Autrement dit, dans la sphère du débat public. S’il n’est pas encore interdit d’exprimer des avis dérangeants dans le cercle de ses connaissances ni de les penser, de telles opinions sont repoussées dans le domaine underground des forums de discussion ou du tissu associatif.

Même dans une vieille démocratie comme la Suisse, la première étape du contrôle de la liberté d’expression est fermement en place.

Renouveau ou effondrement ?

« Si tous n’en mouraient pas, tous étaient frappés », pourrait-on dire. Aucune population d’Europe n’a jamais bénéficié d’une liberté d’expression aussi explicite et inattaquable que celle procurée par le Premier Amendement aux Américains ; cette carence devient chaque jour plus flagrante. Légale ou sociale, la censure affecte la société entière, provoquant ostracisme, mises au pilori et tout une gamme de réactions aussi violentes qu’instinctives. On ne s’attaque plus aux idées mais aux hommes. Si de rares esprits astucieux parviennent habilement à contourner les règles de ce jeu hypocrite, un lent abrutissement guette la majorité, y compris dans les milieux dits « intellectuels. »

La censure du discours, puis de l’esprit, peut-elle réussir ? L’interdit du langage peut-il finalement changer la façon de penser des gens ? Sans doute ces lois façonnent-elles les sociétés sur lesquelles elles s’appliquent. L’exemple français saute aux yeux, avec ses débats politiques surréalistes où deux contradicteurs réussissent à esquiver le parler vrai pour s’abîmer pendant des heures dans des slogans creux et la langue de bois. Mais il y a encore du chemin avant un changement réel au sein de la population, qui n’en « pense pas moins ». L’expérience de pays totalitaires comme l’Allemagne de l’Est nous montre que même sous un régime où une police politique a poussé très loin le contrôle de la pensée, la résistance subsiste toujours, allant de la dissidence à la simple ironie. Ce qui ne veut pas dire non plus que les tabous ne laissent pas de traces.

Selon moi, le meilleur remède à l’abrutissement intellectuel vient justement de l’ouverture de nos sociétés occidentales. Même si le contrôle de la liberté d’expression est répandu, il diffère d’un lieu à l’autre. Ce qui provoquera un tollé en Allemagne sera peut-être tout à fait acceptable en Italie. Au sein des pays de langue française, les sujets qui se discutent ouvertement en Suisse romande sont assurément différents des propos possibles en France (souvent à la grande surprise du visiteur de passage) et divergent certainement de que l’on peut dire en Afrique francophone.

Internet est une autre réponse, ce qui explique d’ailleurs les innombrables tentatives de censure de ce médium. On pourra opposer qu’Internet n’est qu’un espace artificiel où existent les mêmes barrières entre les publications établies et l’espace semi-privé des forums, les premiers tenant le haut du pavé. C’est exact mais cela devient de moins en moins vrai au cours du temps ; la déliquescence continue des médias traditionnels et la montée en puissance de sites d’information libre comme Contrepoints montre la réalité de la demande.

L’espoir est donc permis.

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