Concours de circonstances aggravantes

Par Docrica

Médecin auscultant son patient (photo d'illustration) | © Sebastian Pfuetze/zefa/Corbis

Elle a deux enfants en bas âge, à eux deux, ils ne dépassent pas les 10 ans.

Je suis ses enfants depuis qu'ils sont nés, et depuis quelques mois, il y avait de l'eau dans le gaz au niveau du couple. Alcool, incompréhension, déchéance, perte d'emploi du coté de monsieur. Travail, enfants et maison du coté de madame.

A plusieurs reprises, elle était venue effondrée, anéantie par une situation sur laquelle elle n'avait plus aucun impact. Suivi psychiatrique pour monsieur, puis suivi psychiatrique pour madame.

Les enfants ne s'en sortaient pas trop mal.

Elle m'appelle en fin de matinée:

Elle: " Je viens de voir mon psychiatre, ça va pas. Il faut que je vous vois vite. Votre secrétariat m'a dit qu'il n'y avait pas de rendez-vous avant la semaine prochaine. Vous pouvez faire quelque chose ? "

Moi: " Vous pensez que je peux "plus" que le psychiatre ? "

Elle: " J'ai envie de vous parler. J'ai quitté la maison, avec les enfants depuis 2 jours "

... Aïe. Situation bien souvent très difficile, de touc côtés; lui, elle, et enfants compris.

Non je pourrais pas grand chose mais si elle pense que ca peut être utile, "elle"...

Moi: " je vous rajoute ce soir, venez à 19h "

...

Elle m'explique la situation, le problème d'alcool s'est aggravé, il ne fait plus rien. Même quand ses copains viennent, c'est pour se retrouver autour d'une bouteille d'alcool. Le psychiatre qui le suit ne le voit pas assez souvent d'après elle, une fois par mois: " C'est insuffisant! ".

Certes, certes. Je pense surtout que l'alcool est une telle saloperie, que la psychiatrie elle-même est insuffisante. Il n'y a qu'a voir les " résultats " statistiques pour en être convaincu...

J'écoute toute sa souffrance dans la situation, évoque aussi le caractère souvent difficile à tous points de vue (enfants, violence, menaces) dans les séparations suite à une rupture, dans les problèmes d'alcool.

Je lui prends son numéro de portable " .. comme ça vous ne serez pas filtrée, appelez si vous êtes en souci, j'espère que ça ne vous arrivera pas.. mais si ça arrive, qu'on puisse réagir de suite ".

Je suis de garde le soir-même.

Une garde relativement calme. Couché vers 1h30.

3h du matin, le portable sonne, un numéro inconnu. Ce n'est pas le samu. Mais je suis de garde... je réponds.

Téléphone: " Allô Rica ? C'est le gendarme XXX. Tu as vu Mme Y ce soir. Il y a un grave problème. Elle m'a dit qu'on pouvait t'appeler si problème, c'est pour ça que je me permets..... "

Même à 3h du matin, les idées vont vite: Un gendarme ? Donc au moins un "trouble a l'ordre public" , sinon un probleme "légal". Elle s'est suicidée ? Elle a pris des médocs ? Ils se sont pris la tête et ça a fini en violence conjugale ? Il s'en est pris aux enfants ?

Moi: " Oui , oui. Ça chauffe chez eux. Qu'est ce qu'il se passe ? "

Gendarme: " Son mari vient de se tuer en voiture. "

Ouch. Douche froide et frissons qui parcourent l'échine.

Vous savez ? Imaginez-vous bien endormi dans votre lit, une petite voix vous réveille, vous ne savez pas trop ce que c'est, qui c'est...... et au moment de réaliser, pam... vous vous retrouvez dans un bain d'eau glacée avec les glaçons qui flottent dans la baignoire, et vous sentez votre corps d'un coup !...douloureux, de la tête aux pieds.

Pitin de pitin. Les conséquences là aussi s'enchainent à la vitesse grand V. Un jeune qui vient de se tuer, deux orphelins, une probable culpabilité de l'épouse, la famille de l'un et de l'autre, la déchirure qui ne va pas manquer de les laminer...

Je rejoins les gendarmes, un des membres de la mairie dont la tache était d'annoncer la triste nouvelle, à l'endroit où se trouve madame.

Je trouve ma patiente assise sur un fauteuil, effondrée, repliée sur elle-même, on dirait une "boule" de nerfs paralysés, transpirant la douleur et la souffrance. Sa famille est autour, ses enfants dorment. Ils ne sont pas au courant.

Je n'ai rien à lui dire.

Que dire dans de telles circonstances ?

Je lui prends la main et lâche presque instinctivement un " vous n'y êtes pour rien ". Je regrette mes mots aussitôt. J'ai projeté sa supposée culpabilité avant même qu'elle ne m'en parle.

J'écoute sa souffrance sans pouvoir rien faire. Au bout de 10 minutes, je me dis qu'il faudrait que je lui lache sa main, ça me parait inapproprié. Je me sens tellement inutile, tellement impuissant.

Des questions pratiques sont posées. Où est son corps ? Est-il abimé ? Faut-il le montrer à ses enfants ? A la grande ? Au petit ? Est-ce que c'est un suicide ? Etait-il bourré ? Qu'est ce qui va se passer demain ? Que faut il dire aux enfants ? Que va dire la belle famille ? Savent-ils que depuis 2 jours, pour la première fois depuis des années, elle avait pris l'air ? Oui, il savaient pour le problème d'alcool.

Plein de questions sans réponse évidente.

Non, je ne pense pas qu'il soit utile de lui donner des anxiolytiques comme demande sa famille. Ça ne fera rien, ou alors il faudra atteindre des doses qui vont la " casser " et l'endormir.

Il y a maintenant un travail personnel à accomplir... rude tâche qui l'attend.

Je lui redis que je suis à sa disposition, si je peux l'aider quelque part... à vrai dire je ne sais pas vraiment comment.