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Conte soufi : Excellent et bon à rien

Publié le 23 janvier 2012 par Unpeudetao

   Le roi d’Afghanistan fit venir un de ses conseillers et lui dit :
   « Pour bien penser, il faut d’abord examiner soigneusement les différentes options. Suppose que j’aie le choix entre deux possibilités : accroître les connaissances de mes sujets ou leur donner plus à manger. Laquelle est préférable ? Dans un cas comme dans l’autre, ils en retireront avantage. »
   Le conseiller, qui était un soufi, dit au roi :
   « Majesté, il ne sert à rien de donner des connaissances à ceux qui ne peuvent les recevoir ; il ne sert à rien de donner des aliments à ceux qui ne peuvent comprendre tes intentions. Il est donc inexact de supposer que « dans un cas comme dans l’autre, ils en retireront avantage ». S’ils ne peuvent digérer les aliments, ou s’ils pensent que tu les leur donnes pour acheter leur soumission, ou s’ils croient pouvoir en obtenir encore plus, tu as échoué. S’ils ne voient pas que des connaissances leur sont offertes, ou s’ils ne voient pas que ce sont des connaissances et pas autre chose, ou s’ils ne comprennent pas pourquoi tu mets ces connaissances à leur disposition, ils n’en retireront aucun avantage. Il faut donc aborder la question par degrés. Le premier degré, c’est cette réflexion : « Le plus excellent des hommes est bon à rien, le pire des bons à rien est excellent. »
   -- Démontre-moi la vérité de cet adage, je ne le comprends pas », dit le roi.
   Le soufi fit venir à la cour un grand derviche d’Afghanistan.
   « Si tu pouvais agir à ta guise, que ferais-tu faire à un citoyen de Kaboul ? » demanda le soufi au derviche.
   Ce derviche connaissait les correspondances intérieures des choses.
   « Il se trouve, dit-il, qu’un certain marchand du bazar pourrait, en donnant une livre de cerises à un nécessiteux, gagner une fortune, provoquer de grands changements dans le pays et faire avancer l’étude de la Voie. Mais, évidemment, il ne le sait pas… »
   Le roi était tout excité : il est rare que les soufis s’entretiennent de ces questions avec les non-soufis.
   « Fais venir ce marchand ici, cria-t-il au derviche, nous lui dirons ce qu’il doit faire ! »
   Les deux autres le firent taire d’un geste.
   « Non, dit le soufi, cela ne peut opérer que s’il agit de son plein gré. »
   Méconnaissables sous leurs déguisements, car ils ne voulaient pas influencer la décision du marchand, ils se dirigèrent tous les trois vers le bazar de Kaboul. Dépouillé de sa robe et de son turban, le derviche avait l’air tout à fait ordinaire.
   « Je jouerai le rôle de l’élément incitateur », chuchota-t-il, tandis que le petit groupe se tenait devant l’étal de fruits et légumes.
   Le derviche aborda le marchand, lui souhaita le bonjour.
   « Je connais un pauvre bougre, lui dit-il. Veux-tu faire oeuvre charitable, me donner une livre de cerises que j’apporterai à ce malheureux ?… »
   Le marchand éclata de rire.
   « Ça alors ! J’ai eu affaire à toutes sortes de gens rusés et malhonnêtes, mais c’est la première fois que je vois quelqu’un, simplement parce qu’il a envie de cerises, s’abaisser jusqu’à m’en demander une livre en prétextant un acte charitable ! »
   Quand les trois hommes se furent éloignés, le soufi dit au roi :
   « Tu vois ce que je veux dire ? L’homme le plus excellent et le plus compétent que nous ayons vient de faire la plus excellente des suggestions, et il n’est arrivé à rien avec le marchand. « L’homme excellent est bon à rien. »
   -- Eh bien, dit le roi, parle-nous maintenant de ce « pire des bons à rien » qui est « excellent ». »
   Le soufi et le derviche lui firent signe de les suivre.
   Ils conduisirent le roi sur la berge de la rivière Kaboul. Là, ils le saisirent à bras-le-corps, le soulevèrent et le jetèrent à l’eau. Or le roi ne savait pas nager. Il était sur le point de se noyer quand un certain Kaka Divana (l’ »Oncle fou »), indigent et dément bien connu qui errait dans les rues, sauta dans la rivière et ramena le roi sain et sauf sur la rive. De bons citoyens de Kaboul avaient vu le souverain se débattre dans l’eau, mais n’avaient pas bougé.
   Quand le roi d’Afghanistan fut remis de sa frayeur, le soufi et le derviche psalmodièrent en choeur : « Le pire des bons à rien est excellent ! »
   Le roi revint par la suite aux vieilles méthodes traditionnelles qu’il avait employées jusque-là, qui consistaient à donner ce qu’il pouvait, éducation ou assistance sous quelque forme que ce soit, à ceux qu’il jugeait dignes, en accord avec ses conseillers, de recevoir de l’aide.

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