(Cet épisode de Tu écris toujours ? est paru dans le bimestriel Le Magazine des livres n°33, décembre 2011/janvier 2012.)
Vous écrivez et vous voulez devenir célèbre ? J’espère que votre esprit fatigué par les blêmes nuits passées à infliger vos turpitudes à la mémoire d’un pauvre ordinateur qui ne vous a pourtant rien fait de mal ne conçoit pas sérieusement un tel projet.
Sachez en effet que la plupart des écrivains comblés par la notoriété puis la célébrité n’ont plus qu’un désir une fois leur fortune faite : se faire oublier. Mon voisin, auteur d’un unique best-seller, est aujourd’hui si las des contraintes de la vie publique qu’il passe désormais son temps à essayer de disparaître. Son rêve le plus cher, devenir l’homme invisible. Rendez-vous compte que ce forçat du succès aussi couvert d’honneurs qu’un poitrail de maréchal soviétique peut l’être de médailles n’a plus qu’une seule ambition, devenir un anonyme comme vous, oui comme vous qui désirez bêtement devenir comme lui ! Le mal qu’il se donne pour tenter de se faire oublier, je ne vous dis que ça. Les vacances dans la Creuse, la cabane au Canada avec les ours qui viennent se goinfrer dans la poubelle, la résidence principale au fond d’une combe jurassienne où l’on doit escalader un épicéa columnaire de quarante mètres pour profiter de cette merveille technologique qu’est un téléphone mobile dans lequel on aboie « t’es où, tu fais quoi ? » histoire de se rappeler un instant ce qu’est la civilisation, l’obligation d’engager une gouvernante, l’austère Madame Tumbelweed non pas laide mais au physique, comment dire... difficile à seule fin de se protéger de la tentation des amours ancillaires en ces contrées reculées, le remords d’avoir cédé, d’autant plus cuisant que la tentation était faible, les longues veillées d’hiver quand la télévision numérique tombe en panne à cause de la neige accumulée sur l’antenne parabolique, la compagnie parfois superflue du chat Sir Alfred lorsqu’il est en proie à ses crises de météorisme provoquées par l’ingestion excessive de taupes qu’on pourrait croire acharnées à continuer les activités fouisseuses de leur séjour terrestre jusque dans l’intestin du pauvre félin (il le sait pourtant qu’il ne doit pas avaler les deux pattes de devant surdimentionnées et coriaces à force de creuser des galeries et d’élever des monticules), sans parler des courses (en aucun cas dans les attributions de la gouvernante) à la supérette du village où l’on finit par se demander si la flambée du prix de la boîte de cassoulet industriel ne s’expliquerait pas par l’alignement du cours du fayot sur celui du pétrole.
Ah, c’était bien la peine d’en arriver là, de noircir deux cents petits feuillets qu’un éditeur accepta de faire imprimer en gros caractères après avoir imposé à l’auteur d’insérer les mots « amour » et « enfant » dans le titre du futur best-seller finalement et fort stupidement intitulé L’Amour est enfant de poème, le mot « poème » ayant été arraché de haute lutte par mon voisin à l’époque où il n’avait pas encore fait ses adieux définitifs aux amis de la poésie. De guerre lasse l’éditeur avait cédé, en gage d’exorbitante concession à un de ces caprices d’auteur qui peuvent coûter des quintaux de retours, surtout si le produit est destiné aux têtes de gondoles des linéaires d’hypermarchés.
Voilà ce que risque de vous apporter cette célébrité que vous enviez tant à mon malheureux voisin. Sur mon conseil avisé, cet homme à bout, désormais fasciné par les phasmes qu’il collectionne en raison de la capacité de ces insectes à se confondre avec les brindilles, en est aujourd’hui réduit à se documenter sur des machines à dédicacer à distance, l’une inventée, dit-on, par la romancière Margaret Atwood, l’autre encore plus récente, permettant toutes deux d’envoyer un autographe à un lecteur à l’autre bout du monde en restant bien planqué derrière l’ordinateur.
Pour me remercier de cette excellente idée qui l'a conduit à s’équiper au plus vite, mon voisin m’a justement invité ce soir à une démonstration de dédicace virtuelle suivie du fameux canard à l’orange de Madame Tumbelweed. D’après le fumet que je hume depuis ma fenêtre, ce délice encore invisible pour l’instant n’aura quant à lui rien de virtuel. Encore heureux.
Extrait de TU ÉCRIS TOUJOURS ? (FEUILLETON D’UN ÉCRIVAIN DE CAMPAGNE), inédit. Précédents épisodes parus en volume aux éditions Le Pont du Change à Lyon (Un recueil de 96 pages, format 11 x 18 cm. 13 € port compris. ISBN 978-2-9534259-1-8). En vente aux éditions Le Pont du Change, 161 rue Paul Bert, 69003 Lyon. BON DE COMMANDE