J’ai donc lu Tangente vers l’Est, de Maylis de Kerangal et je confirme, c’est une grande auteure.
Son petit livre, comme pressé (au sens de pressé comme un citron), est écrit serré (comme on le dit d’un café). Le style impulse une urgence, et on le lit avidement, à grandes goulées, par peur de manquer d’air. C’est une histoire d’amour singulière, tout sauf langoureuse. Les deux protagonistes sont en fuite, un jeune conscrit paniqué et une amante solitaire, et le roman épouse les tressautements du Transsibérien dans lequel ils sont tous les deux coincés ; le style est physique si l’on peut dire, en mouvement, tel le mythique train, qui traverse la toundra et la taïga, décrites superbement, comme des personnages, avec pour horizon le Pacifique. Les stations défilent, comme autant de possibles pour Aliocha, tandis qu’Hélène vise Vladivostok, comme un havre incertain. Il y a du souffle dans ce roman, des respirations étranglées par la peur, des bouffées d’air et de joie, l’intérieur des cabines et l’extérieur, fier et sauvage, respirent de concert, même si les accords sont inattendus. Il y a la réalité de la Russie et le fantasme de la Russie qui se mélangent aussi à travers le regard d’Hélène, un peu perdue et seule au milieu de ce train mythique, lui-même au milieu de ce pays-continent âpre et mystérieux.
Maylis de Kerangal a le verbe sûr, la virgule précise. Vous ne trouverez pas de mots inutiles dans son roman. Son écriture est dense. Elle mène tambour battant ce voyage en forme de rencontre. Et quand on embarque avec elle, on ne descend pas du wagon.
Pour vous en convaincre, voici un extrait du livre :
“Mais ils ne bougent pas, debout devant la lucarne de verre qui est pour eux comme un écran de cinéma, où tout remue doucement, moléculaire comme la terreur et le désir, et puis soudain la nuit se déchire et le paysage se durcit au-dehors, net, géométrique, lignes pures et perspectives neuves, finie la nuit organique, la forêt se dresse dans la lumière rasante du premier jour, et c’est encore la même forêt, les mêmes arbres élancés,les mêmes fûts orangés, une forêt identique à ce point à elle-même c’est à devenir dingue, on aura beau apercevoir une rivière qui sourd sous la glace, des buissons de fleurs pâles, de la neige en plaques marronnasses le long d’une piste boueuse, des toits, des palissades, c’est la même forêt, encore et encore, non plus l’océan mais la peau de la Terre, l’épiderme de la Russie, les griffes et la soie, et alors dans les lueurs de l’aube leurs visages se révèlent -autre événement : Hélène saisie de le découvrir si jeune, un gosse quand pourtant la carrure d’un athlète, Aliocha surpris qu’elle ne le soit pas tant, trente, trente-cinq, peut-être le double de lui ; elle, déconcertée par les traces violacées d’un seul côté du visage, par son nez tuméfié et sa carnation incolore, livide à ce point c’est un cadavre ?”