Etgar Keret est un écrivain au talent rare, du genre de ceux qui construisent une œuvre au-delà des codes génériques, au-delà des canons d’écriture, qui déploient un imaginaire sans bornes et une atmosphère douce et surréaliste, poétique et imagée. A ma connaissance, seule en France Annie Saumont (dont je parlerai prochainement du dernier recueil de nouvelles, Le Tapis de salon), parvient à d’aussi probants résultats en matière de nouvelles.
Il y a, je crois toutefois, une limite à la grande singularité d’une plume qui fait penser au lecteur qu’un auteur réutilise à l’envi ses excellents filons ou qu’il en vient à se pasticher lui-même. Je suis persuadé qu’il n’y a pas de « basses » intentions (pécuniaires, commerciales…) qui ont poussé Keret à écrire Au pays des mensonges (Actes Sud, 2011, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech), jusque que le vent d’air pur qui avait soufflé sur nous avec Crise d’asthme (2002) et Un homme sans tête et autres nouvelles (2005) s’est un peu estompé. Le problème, néanmoins, pour un critique amateur tel que moi, est de comprendre ce sur quoi il achoppe.
Pour être honnête, j’ai été embarqué de la même manière lorsque j’ai lu la nouvelle qui donne son titre au recueil et par mauvaise foi je ne parlerai quasiment que d’elle. Au cours d’un rêve, la mère morte de Roby lui indique une pierre sous laquelle il retrouvera la monnaie qu’il avait cachée étant enfant afin de s’offrir une boule de chewing-gum. Au réveil, il retourne sur les lieux, aperçoit la pierre mais ne trouve dessous qu’un trou sans fond dans lequel il plonge sa main. Il parvient toutefois à attraper une machine à friandises, en tourne le mécanisme et est transporté « ici ». « ‘Ici’ était ailleurs, mais un ailleurs familier ». C’est dans cette antre souterraine que Roby y découvre des mensonges (dont certains sont les siens) et notamment Igor, à qui le jeune homme a « offert » un chien paralysé pour se couvrir.
Beaucoup d’éléments d’une grande qualité sont condensés dans ce texte : la beauté simple et ludique d’un conte de fée ou la fantaisie d’une image indue qu’on a déployée sur plusieurs pages. Derrière ce discours éminemment jovial réside toutefois un constat plus sombre sur l’Homme qui ne peut prendre conscience de ses actes autrement que par la violence d’un monde dont les codes réalistes sont bousculés. Sous l’élan de bonheur qui profite à Roby et Natacha sont enterrées les bassesses du passé : autant qu’un message d’espoir ou qu’un jeu littéraire basé sur le merveilleux, cette nouvelle résonne comme un appel à la mémoire et à la responsabilité. Quid des autres textes ? Ils sont la raison même de mon titre. J’y ai perçu trop souvent la mécanique propre à Keret (« Fermées »), des mises en abyme un peu grossières (« Soudain un coup à la porte », « Atelier d’écriture ») qui m’ont rappelé le faiblard Dans le scriptorium de Paul Auster, ou des fins qui ne tombent plus comme de gentils (et non moins tranchants) couperets et qui affleurent parfois au discours moralisant (« Cheessus Christ »).
Bien que je trouve l’œuvre d’Etgar Keret diablement magique et magistralement sculptée, elle m’a profondément déçu. Peut-être suis-je finalement un mauvais « aimant » et que je n’ai su retrouver l’âme qui avait lu avec joie les précédents recueils. Peut-être aussi que le seul texte qui a attiré mon attention est l’arbre qui cache la forêt.
Ce qui fait encore quelques interrogations en suspend.