Librement inspiré de Catégorie 3.1 de Lars Norén, qui dans sa version complète dure une dizaine d’heures, Salle d’attente du polonais Krystian Lupa met en scène des personnages en marge de la société : drogués, chômeurs, SDF, alcooliques, schizophrènes… Dans ce spectacle de 3 heures et quart, de jeunes acteurs français peuplent la scène du Théâtre de la Colline avec beauté et bizarrerie.
© Elisabeth Carecchio
Dans un no man’s land transitoire recouvert de graffitis circulent de nombreux personnages : jeunes héroïnomanes fraîchement débarqués de leurs respectables familles, psychotiques inoffensifs, maquereaux en attente, prostituées en urgence, SDF au désespoir de créer un contact avec l’autre… Tous ont une personnalité individuelle marquée et reconnaissable. Ensemble, ils créent un lien en dehors de toute convention sociale. De ce plateau la normalité a été chassée. Pas question pour les personnages de retrouver une place sociale perdue, mais au contraire d’en inventer une nouvelle, en marge. Souffrances et errances sont au rendez-vous, mais également parfois, extase (solitaire) et drôlerie (collective). Les conversations sont décousues, absurdes ; les uns hèlent et provoquent, les autres dorment dans un coin. On se drogue beaucoup, on fume pas mal, on boit aussi, mais on ne mange pas dans ce spectacle. Pour dire la vie, Krystian Lupa montre les pulsions de mort de jeunes personnages — preuve qu’il ne s’agit pas d’un déchéance due à l’âge, mais d’une errance métaphysique entre l’enfant et l’adulte.
Qui sont ces acteurs ? Sont projetés sur deux écrans des vidéos où on les voit séparément en train d’inventer leurs personnages. Pour cela, ils improvisent des moments qui ne sont pas écrits dans la pièce de Lars Norén mais qui font partie intégrante de leur “monologue intérieur” — lire à ce sujet l’excellent compte rendu des répétitions de Jean-Pierre Thibaudat. C’est à partir de ce monologue intérieur, strictement privé (il n’est jamais lu sur scène ni pendant les répétitions) que se tissent les personnages, mais aussi les liens qui unissent les acteurs à leur personnage. Lupa leur demande en effet d’aller fouiller au fond d’eux-mêmes pour créer leur jeu. La bête noire ? Faire “théâtre”. Hélas, les magnifiques figures de ces jeunes acteurs peinent à incarner des personnes censées être abîmées par la vie. Les scènes de nu dévoilent des corps en pleine santé, débordant de vitalité, en totale contradiction avec ceux de leurs personnages. Là où la vidéo fait le lien entre l’acteur et son personnage et donne à voir le travail de l’incarnation, la scène, malheureusement, défait ce lien.
Si l’on regarde le décor de près, on s’aperçoit que les graffitis (couleurs, formes) sont bien trop beaux eux aussi. L’ensemble de la construction scénique est très esthétique et ne recherche pas le réalisme. Mais, du coup, en tant que spectatrice, je me sens tout à fait protégée dans mon fauteuil. Malgré quelques scènes un peu trash, à aucun moment je ne me suis sentie directement interpellée, à aucun moment je ne me suis sentie en danger, à aucun moment je n’ai eu l’impression d’être dans une situation de non-assistance à personne en danger, comme ça peut être le cas parfois chez Norén. Ainsi, j’ai pu éprouver une forme d’indécence à regarder ces jeunes et beaux acteurs incarner des personnages dont ils sont à l’opposé — ce qui ne serait pas gênant si une si grande proximité entre l’acteur et le personnage n’était revendiquée. Cela dit en dehors de toute considération sur les performances d’acteur, lesquelles sont pour certaines absolument magistrales.