Aimer à peine - Michel QUINT

Par Liliba

« On paie tous, et très cher, vainqueurs ou vaincus, la rançon de la barbarie et de l'inhumanité, les gages des bourreaux nous en sommes tous comptables, et au bout de l'histoire on ne peut plus qu'essayer d'aimer, mais à peine. »

Nous retrouvons dans ce roman le jeune garçon, narrateur de Effroyables jardins. Nous sommes en 1972, au moment des attentats terroristes aux jeux olympiques de Munich, et il doit réaliser un mémoire sur les coulisses politiques du milieu sportif. Il rencontre alors l’officier allemand à l’origine de l’arrestation de son père et de son oncle, des années plus tôt. Les souvenirs affluent, de même que les interrogations : qui fut responsable, coupable, et surtout, comment vivre au quotidien avec une conscience en paix, comment renouer le lien et l’amitié entre les deux peuples, comment surmonter la barbarie du passé et faire table rase des actes dont on aimerait qu’ils n’aient jamais eu lieu. Des questions d’autant plus importantes pour le jeune homme qu’il est amoureux de la fille de l’officier...

On peut mettre en avant l’honneur, le devoir, le sens de la Patrie. On peut se trouver des excuses et mille raisons valables. Mais quand on a vécu cette période douloureuse, et surtout quand on a par ses paroles ou ses actes influé sur le cours de la vie d’autres gens, il est difficile ensuite de passer sa vie à se cacher derrière toutes ces raisons. Et parfois, le doute s’installe : et si j’avais réagi autrement ? Quand à ceux qui survivent ou aux descendants, comme c’est le cas dans ce roman : comment réagir ? Vengeance et haine semblent déplacées et inutiles, juste bonnes à remuer la douleur. Pardonner, pour autant ? Pas si facile d’oublier ainsi le passé, même si ce passé est celui du père, et non le sien.

Voici à nouveau un roman où l’homme est mis en avant, ses actes, mais surtout les conséquences de ses actes. Michel Quint écrit sobrement, mais son style prend au cœur, aux tripes. Il rend hommage à ces hommes, dont on sent qu’il éprouve pour eux une grande tendresse, une mansuétude infinie puisque ce ne sont pas une fois de plus des héros décorés, mais des gens simples, discrets, juste humains.

J'ai adoré les descriptions de l'auteur. J'ai adoré également son humour, et la façon dont il trousse les portraits. Dans le même temps, il peut écrire des passages totalement poignants, tout en restant dans la sobriété la plus maîtrisé. Du grand art. Et de la belle littérature.

Ainsi la description de Françoise, la soeur du narrateur :

"... ne te laisse pas accaparer par les démonstrations de Françoise. Prends ta part de sincère douleur dans ses pleurnicheries et sois indulgent pour ses débordements de fille possessive et soeur exemplaire.

A mon coté, elle est semblable à elle-même. Elle arbore un chagrin de haute couture, de la larme sur mesure, du sanglot de défilé, et c'est tant mieux. Ainsi elle a moins mal. Parce que dans ces occasions macabres, elle donne sa mesure, son grand corps un peu gras, toute cette poitrine qui l'encombre d'habitude, son air de famille avec moi, nez de boeuf-oeil de génisse, tout en demeurant digne, elle te transfigure tout ça par une générosité de chair douloureuse, une sorte d'offrande de soi, façon Marie Madeleine...Croyez pas que ce soit cruanté de parler ainsi de Françoise. Au contraire, cette façon de n'être jamais surprise par la douleur, ce désespoir maîtrisé au cil près, ça force l'admiration... Et justement, des hommes encore jeunes, aux yeux rouges, quelques-uns de tes anciens élèves venus honorer ta dépouille, papa, tressaillent quand elle pousse un petit gémissement presque érotique, juste comme le curé lève le goupillon au dessus de la fosse."

Et la description de la famille allemande qui l'héberge :

"J'avais deux mois à passer chez ces anges en culotte de peau. Je me croyais regardé comme l'exotique étudiant français. Ach Pariss, kleine madmâzelles ! Bernique : mes Thiel cherchaient pas du tout le parfum de Pigalle sur mes revers de veston... Très vite, à cause d'une anecdote que je te dirai plus tard, une rencontre, et d'une photo sépia, accrochée dans leur salon, un type souriant, en casquette, perché au faîte d'une maison en construction, j'ai compris qu'ils font la paix universelle à leur mesure, sans acte de contrition, ni regret faux-cul de ce dont ils ne se sentent pas coupables, des crimes nazis. A condition d'en reconnaître la réalité, de ne pas être des dupes volontaires."

Et ce passage final, que je trouve de toute beauté :

"Et même si ma voix n'arrive pas à toi, papa, c'est à toi que je parle... Oui au procès Papon j'ai refait le clown à ta place, plus de vingt ans après ta mort, j'ai tenté de convoquer les âmes des pauvres morts des camps, des déportés, bien sûr j'essayais de rendre un peu de dignité au monde par la dérision, bien sûr je transgressais le sacré de la justice, bien sûr je frôlais le sacrilège au regard de ces vies volées, parce que c'est la seule façon de combattre la transgression de nature qu'est le mal absolu, mais j'appelais aussi l'ombre douce d'Inge, parce que finalement, tu vois, on paie tous, et très cher, vainqueurs ou vaincus, la rançon de la barbarie et de l'inhumanité, les gages des bourreaux nous en sommes tous comptables, et au bout de l'histoire on ne peut plus qu'essayer d'aimer, mais à peine. Et de Dieu, c'est douloureux, p'pa, c'est douloureux..."